Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/193

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une seule ligne où l’on sente le visionnaire et le fanatique. Il laisse percer des sentimens religieux, mais qui s’arrêtent à un noble enthousiasme et qui aiment encore à revêtir les belles formes de l’esprit chevaleresque, comme dans cette scène où don Quichotte disserte si éloquemment sur les statuettes de plâtre de saint George, de saint Martin, de saint Jacques, de saint Paul et autres grands chevaliers des escadrons du Christ, ainsi qu’il les appelle lui-même. Une seule fois il a pris pour sujet d’une de ses pièces de théâtre un de ces thèmes théologiques qui ont fourni au génie violent et mystique de Calderon tant de chefs-d’œuvre ; mais l’inclination de son esprit est tellement chevaleresque et humaine que ce sombre sujet s’est transformé sous sa plume, et que la conception du Don Quichotte a trouvé moyen de se faire jour dans la seule œuvre mystique qu’il ait écrite. Il s’agit d’un vaurien favorisé du ciel qui se convertit et qui demande à Dieu de prendre à son compte les horribles maladies d’une pécheresse à la condition que son âme sera sauvée. Don Cristoval (c’est le nom de l’heureux vaurien), devenu le père de la Croix, est le don Quichotte de l’ascétisme : il donne tout dans ce troc sublime, les mérites de ses prières, de ses macérations, de ses jeûnes, pour devenir l’acquéreur d’infirmités repoussantes. Mais l’humanité de ce fier esprit est garrottée par mille liens invisibles. Les préjugés de l’Espagnol, l’orgueil du sang et de la race pèsent sur lui d’un poids plus lourd que ne l’exigerait le patriotisme. Croirait-on qu’il partage pour tout ce qui n’est pas de pur sang de vieux chrétien, et spécialement pour les Morisques, l’aversion générale de ses contemporains ? Dans le dialogue des deux chiens Scipion et Bérganza, il applaudit formellement par avance à leur future extermination. Rappelez-vous la manière méprisante dont Sancho traite son ami le Morisque Ricote, lorsqu’il le rencontre après son départ de l’île de Barataria, et comme il lui fait sentir à mots couverts, mais nets, qu’ils n’appartiennent pas à la même franc-maçonnerie, et qu’ils doivent aller chacun de son côté. Rappelez-vous encore l’histoire du captif et les louanges prodiguées à la belle Zoraïde pour avoir trahi son pays, son père et sa religion. Ce malheureux père surtout est traité avec autant de dureté par le narrateur que par sa fille. Il n’y a pas une larme pour cette grande et légitime douleur, pas un accent d’humanité, et un silence impitoyable est la seule réponse qu’obtiennent ses sanglots et son désespoir.

Don Quichotte n’est pas seulement tan symbole de l’Espagne ; il a été, et en plus d’un sens, un personnage historique et qui a réellement vécu : par exemple il croit aux récits des romans de chevalerie ; mais a-t-il donc si grand tort d’y croire ? Non-seulement tous ses contemporains aimaient ces récits, à commencer, par son père Cervantes,