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d’abatis de bœuf. Combien plus sages sont les muletiers qui le rouent de coups, les Maritornes qui le bernent et les aimables plaisans qui se jouent de lui !

On peut aussi considérer don Quichotte comme une personnification de l’Espagne du XVIe siècle, sans avoir besoin de trop torturer la lettre de ce livre. La tragique histoire de l’âme espagnole y est racontée tout au long avec une rage silencieuse et une amertume concentrée par un témoin, sympathique et sévère à la fois, qui a pénétré le néant de cette grandeur et la folie de cet héroïsme. Le Don Quichotte paraît juste à la fin de ces prodiges de vaillance et d’énergie qui avaient duré tout un siècle, au moment même où l’Espagne voit sa gloire s’éclipser, et peut dire comme le chevalier de la Manche après son combat avec le chevalier de la Blanche-Lune, en regardant la mer pour la dernière fois et en retournant tristement à son logis : « Ici tomba mon bonheur pour ne se relever jamais. » Les jours sont loin où elle avait fait sa première sortie, l’âme pleine d’espérances, et où elle s’était élancée à la conquête du monde sur la parole d’un monarque ambitieux. Depuis ce jour, un siècle s’est écoulé ; la fortune, d’abord souriante, n’a pas tenu toutes ses promesses, les déceptions ordinaires de la vie qui atteignent les nations comme les simples individus ont lassé cette énergie qui avait fait trembler la terre et porté l’incrédulité dans ces cœurs que rien ne semblait pouvoir ébranler. L’Espagne a éprouvé défaites sur défaites, et l’humiliation qu’elle en a ressentie a été en proportion de cet orgueil qui la portait à se croire invincible : quant au monde, il en a ri, de ce rire qui est d’autant plus insultant que l’adversaire a été plus longtemps victorieux.

Avez-vous remarqué que les déboires de don Quichotte s’expliquent en partie par sa manière de procéder, qui est une des plus irritantes qu’il y ait au monde et des plus propres à provoquer l’indignation ? D’ordinaire il lance un défi à un passant inoffensif qui ne sait ni quel il est ni ce qu’il demande, et puis immédiatement, sans crier gare, il se précipite sur lui la lance en avant. Le passant ainsi surpris par une attaque qu’il juge à bon droit brutale, et dont il n’a pas le loisir de rechercher le mobile, se rue sur le chevalier et le laisse moulu de coups surplace, à la grande hilarité des spectateurs, qui trouvent, non sans quelque raison, que cette volée est le juste châtiment de ses provocations. Cette manière de procéder fut à peu près celle de l’Espagne. Aussi les peuples ont-ils fini par s’indigner contre les assauts de cette nation, qui les défie sans qu’ils sachent pourquoi, se lance sur eux à tort et à travers, prend des moulins à vent pour des géans, des bourgeois paisibles pour des fils de Satan, et des différences d’opinion pour des crimes de lèse-divinité. Alors l’Espagne est rentrée chez elle comme don Quichotte, moulue de