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paraissent presque sinistres. Une certaine tristesse le distingue, il est vrai, mais si lumineuse, si semblable à une belle journée de printemps, qu’elle fait épanouir le cœur au lieu de le contracter, et que les hommes, qui n’ont pas le temps d’y regarder de si près, l’ont toujours prise pour la bonne humeur. Pourtant une fibre sensible a été blessée et saigne aisément, celle que fait vibrer l’âpre parole du poète que nous avons déjà cité : nil habet paupertas durius) etc. Une sorte d’idée fixe est entrée en lui qui ne manque jamais de se montrer à la plus légère occasion : cette idée, c’est que sans doute la pauvreté n’est pas un malheur, mais un vice, à voir la manière dont les hommes en agissent avec elle. Il parlera d’un pauvre honorable, et se hâtera de demander si un pauvre peut avoir de l’honneur. Il fait hardiment de pauvre le synonyme de vil et de bas, et ce qu’il y a de très particulier dans cette assimilation blessante, c’est qu’elle n’est pas une boutade, mais une sorte de conviction très arrêtée qui se retrouve dans tous ses écrits et notamment dans le Don Quichotte. De tout temps, les sages ont donné aux pauvres le conseil de n’avoir que des désirs en rapport avec leur situation et des besoins en rapport avec leur fortune. « Sois modeste, frugal, laborieux, disent-ils au pauvre, évite la vanité, la sensualité et la paresse. » Cervantes va beaucoup plus loin, il conseille nettement au pauvre d’être franchement vil et bas. Un pauvre qui a des sentimens élevés et généreux est un insensé qui n’est pas en équilibre avec lui-même, puisque ses sentimens ne sont pas en accord avec ses moyens d’action. Quelle différence y a-t-il entre un pauvre qui est gourmand ou sensuel et un pauvre qui est généreux ? Aucune, si ce n’est que le premier est un vicieux et que le second est un fou. Une des conclusions qui sort naturellement du Don Quichotte et la plus attristante de toutes, c’est que des sentimens nobles sont pour un homme de condition inférieure non-seulement un danger, mais un ridicule ineffable. Laissez, dit-il, laissez aux rois les pensées royales et aux nobles les pensées nobles. Sois franchement ce que tu es, si tu veux éviter le malheur. Tu es roturier de naissance, sois aussi roturier de cœur ; tu es plébéien, sois franchement ignoble où butor. La hiérarchie des sentimens doit être réglée sur la hiérarchie des conditions. Joue donc le rôle que le sort t’a donné à jouer, et non celui d’un autre, et tu sortiras de l’humanité avec la réputation d’un bon comédien, sans avoir à te repentir à ton lit de mort, comme le valeureux don Quichotte de la Manche, d’avoir manqué ta vie. Don Quichotte prête à rire ; pourquoi ? Est-ce que ses sentimens sont ridicules ? Non, c’est que ces sentimens, qui seraient parfaitement à leur place dans le cœur d’un Cid Campeador ou d’un don Juan d’Autriche, sont vraiment grotesques chez un mince hidalgo qui soupe tous les soirs d’une vinaigrette et dîne le dimanche