Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/183

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du récit ne tombe-t-il pas dans la même erreur et dans la même injustice que Cervantes ?

Tels sont les deux écueils entre lesquels devra fatalement naviguer tout illustrateur de Don Quichotte. Si l’artiste ramène trop souvent sous nos yeux don Quichotte et Sancho, il fatiguera notre attention ; s’il écarte un instant les deux héros, aussitôt nous serons étonnés de ne plus les voir. Voilà une difficulté inextricable, à ce qu’il semble ! Peut-être la solution de cette difficulté consisterait-elle à ne pas épuiser le sujet et à ne pas trop multiplier les gravures. De cette façon, le dessinateur, restant libre de choisir les épisodes qu’il lui plairait, pourrait satisfaire à la fois à ces deux conditions contraires. Peut-être la véritable illustration de Don Quichotte, devrait-elle consister en deux portraits fortement conçus et longtemps médités du chevalier de la Manche et de son écuyer, et dans la reproduction de leurs aventures principales. Une dizaine de planches suffiraient à cet objet ; or les dessins, grands ou petits, de M. Doré sont au nombre d’environ quatre cents. Don Quichotte est un personnage très considérable dans le monde de l’imagination, cela est vrai ; cependant ce nombre de dessins semble hors de proportion avec son importance.

Les observations qui précèdent ne portent que sur la manière dont M. Doré a compris l’interprétation générale de son sujet ; mais nous avons à lui faire une querelle plus particulière. Il a oublié de choisir parmi les représentations diverses que son imagination s’est créées de la personne de don Quichotte. Au lieu d’en prendre une et de s’y tenir, il a fait défiler la galerie entière des fantômes de sa rêverie. Son don Quichotte manque d’unité et d’identité : il varie d’une planche à l’autre et ne se ressemble jamais à lui-même : il n’a ni les mêmes traits, ni la même physionomie, ni le même âge, ni la même armure. Tantôt c’est le sec et long hidalgo qui a dépassé le méridien de la vie, celui-là même que nous présente Cervantes ; tantôt c’est un homme qui a dépassé à peine la première jeunesse, et qui est encore éloigné d’au moins quinze années de l’époque où Cervantes prend son héros pour l’introduire devant le lecteur. Nous avons ainsi une série de portraits rétrospectifs de don Quichotte aux âges de sa vie antérieurs à sa folie chevaleresque, de don Quichotte à l’époque où il s’appelait simplement le seigneur Quijada, fort intéressante sans doute, mais qui ne répond plus à la personne présente de l’invincible chevalier de la Manche. Il y en a de plaisans et de comiques, il y en a de nobles et de sévères, et il y en a, ma foi, de très jolis et de tout à fait propres à toucher la dureté de la señora Dulcinée du Toboso, ou à changer en affection sincère l’hypocrisie amoureuse de l’artificieuse Altisidore. Parmi tous ces don Quichotte, l’imagination du lecteur choisira celui qu’elle voudra :