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cache plusieurs écueils contre lesquels tout illustrateur viendra donner, et que M. Doré n’a pu éviter entièrement.

Un de ces écueils est une inévitable monotonie. Quelles que soient en effet la souplesse et l’habileté de l’artiste, son sujet le ramènera toujours forcément à deux personnages qu’il lui faudra représenter dans des situations à peu près identiques. Le fond principal de ses dessins restera forcément toujours le même, les accessoires seuls différeront. J’ai dit que don Quichotte et Sancho donnaient irrésistiblement envie de les dessiner ; mais autre chose est de dessiner leur portrait et autre chose de les suivre d’étape en étape dans leur longue et bizarre odyssée. Don Quichotte et Sancho, dans le roman de Cervantes, sont, on peut dire, presque toujours solitaires, en ce sens qu’ils concentrent sur eux seuls l’attention du lecteur, Ils ne rencontrent jamais leurs semblables qu’en passant, et tout juste le temps nécessaire pour recevoir la volée de coups de bâton obligée à laquelle est condamné don Quichotte en punition de son amour déréglé pour la justice. À quelques exceptions près, tous les personnages du roman ne sont que des comparses avec lesquels Cervantes ne nous donne pas le temps de nouer connaissance ; ils traversent le roman, ils n’y séjournent pas ; ils ne sont là que pour donner à la folie de don Quichotte l’occasion d’éclater et répondre à ses défis par quelques gourmades. Leurs fonctions accomplies, ils disparaissent, et nous n’entendons plus parler d’eux. Le dessinateur éprouvera donc une grande difficulté à éviter la monotonie, s’il s’attache obstinément aux pas des deux héros, et s’il prétend ne laisser passer sans la reproduire aucune de leurs aventures. Ce sera toujours don Quichotte et Sancho cheminant et devisant ensemble, don Quichotte et Sancho rossés et laissés sur place. Il n’y aura guère d’autres différences entre une scène et une autre que les divers paysages au milieu desquels elles se passent et le genre particulier d’étrivières que reçoit don Quichotte ; mais ces différences seront-elles suffisantes pour introduire la variété dans un sujet qui la repousse formellement ? M. Doré me montre don Quichotte et Sancho devisant ou cheminant sur une plaine sèche et nue au milieu des ardeurs du midi, puis le long d’un ruisseau plein d’ombre et de fraîcheur, puis entre des gorges de montagnes escarpées et sauvages. Je vois bien trois paysages différens, mais je ne vois qu’une seule et même action dans ces trois dessins. De même, que don Quichotte soit moulu à coups de poing, rossé à coups de bâton ou lapidé à coups de pierres, le résultat de ces mésaventures ne donnera jamais à l’artiste qu’un unique sujet décomposition. Quoique le livre de Cervantes soit un chef-d’œuvre, il n’est pas sans défaut, et il est permis de trouver des tâches dans ce soleil. Les bastonnades infiniment