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pour peu que vous soyez malheureux, opprimé et souffrant, vous trouverez auprès de lui compassion et appui. Il est fou sans doute et il rêve ; mais il est à remarquer qu’il est fou des choses sur lesquelles l’ordre même du monde est établi, des choses que vous avez invoquées dans vos momens d’infortune comme le droit naturel de tout homme. Plût au ciel que son rêve fût une réalité, et qu’il rendît en effet justice aussi bien qu’il se flatte de la rendre ! Tous tant que nous sommes nous ne désirons pas autre chose que ce qu’il désire, nous n’aimons pas autre chose que ce qu’il aime, et si par hasard nos affections ont d’autres objets, nous nous taisons hypocritement et nous nous gardons bien d’en faire l’aveu. Don Quichotte est donc un des nôtres, c’est un frère en humanité, car nous pouvons pleurer sur lui, et, ce qui est plus cher, encore à l’humaine malice et le rapproche davantage encore de nous, nous pouvons rire et nous égayer de lui. Ah ! s’il forçait tyranniquement notre admiration, s’il nous imposait le respect, il nous fatiguerait peut-être ; mais il fournit à notre roture la ressource de nous moquer de lui, et par conséquent il nous devient d’autant plus cher. Sa générosité en fait notre champion, nos quolibets en font notre victime. Tout lecteur peut être pour lui, à sa volonté, un malicieux Samson Carasco ou même un rustre Yangois. Si nous ne pouvons nous élever jusqu’à lui, nous pouvons au moins le rabaisser jusqu’à nous. Il touche donc à l’humanité par tous les points, car l’enthousiasme, l’admiration, la malice et la sottise peuvent également trouver leur compte avec lui.

Ce don Quichotte est cependant très Espagnol, et l’humanité l’a aimé encore à cause de ce titre même. Le chevalier de la Manche résume en effet tout ce que l’Espagne du XVIe siècle eut d’excellent et de noble, tout ce que la postérité a voulu en connaître et en aimer. Don Quichotte a toutes les qualités qui plaisent à l’humanité dans le caractère espagnol, sans aucun des défauts et des vices qu’elle a condamnés. — Il a la vaillance, la fierté, la magnanimité, le désintéressement, une loyauté sans tache, une fidélité à toute épreuve, un honneur aussi intact que l’innocence d’une vierge. — Il ignore l’arrogance, la haine, la cruauté ; son esprit est exempt de cette susceptibilité ombrageuse dans laquelle la vanité a trouvé sa forme la plus redoutable, et les désirs de la vengeance n’ont jamais tourmenté son cœur. Don Quichotte, c’est vraiment l’Espagnol sans reproche comme sans peur. Sa folie ne connaît pas les rêves malséans, et ses chimères, vertueuses comme son âme, sont, parmi toutes les chimères qui hantèrent la forte imagination de l’Espagne, les seules dont nos rêveries aiment encore à se bercer. Don Quichotte est exalté, il n’est pas superstitieux ; il est religieux, il n’est