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franche jusqu’à la crudité, sincère jusqu’au cynisme ; elle n’est pas humaine, et par là j’entends qu’elle ne possède pas cette fibre que remuent en nous les douleurs et les joies de nos semblables. Les conteurs picaresques tracent des peintures qui font frémir par leur tranquille dureté ; il secouent les guenilles avec une joie féroce, et plaisantent sur la faim avec une bonne humeur qui épouvante. Dans cette canaille pittoresque qui grouille sous leurs yeux, ils ne voient que des haillons bariolés, des grimaces plaisantes, des groupes amusans à décrire. La même sécheresse envahit les mystiques Espagnols ; ils connaissent le nom de la charité, ils ne connaissent pas la chose, et on pourrait dire, en jouant sur les mots, qu’elle est plutôt chez eux une vertu théologique que théologale. On me faisait remarquer tout récemment que sainte Thérèse n’avait à aucun degré l’amour des pauvres, et cette remarque, qui peut paraître étrange, est de la plus parfaite exactitude : cette âme chrétienne qui reçoit les visites du Sauveur ignore absolument l’existence de ceux que l’église nomme les membres souffrans de Jésus-Christ. Le zèle religieux des écrivains espagnols ignore la charité, leur passion ignore la tendresse. Dans tous les drames et dans tous les récits où l’amour joue un rôle, on chercherait en vain un de ces mots qui font jaillir la source des larmes. Les âmes sont de feu et les cœurs semblent de bronze. Les orages de cette passion sont des orages secs et sans eau, tout à fait comparables aux tourbillons des plaines arides et brûlées, si bien que les sentimens de l’homme semblent s’être formés sur le modèle des phénomènes du climat. Un vent embrasé souffle en furieux et passe en soulevant des nuages de sable chaud qui entraînent et engloutissent tout sur leur passage, et lorsque l’orage a cessé sans qu’une goutte de pluie soit tombée, on aperçoit des cadavres couchés à terre ou des fous menaçans qui escaladent les rochers, ou des coupables qui fuient à toute bride devant la vengeance, au milieu d’un paysage sec, violent et austère.

Comprenez-vous maintenant pourquoi, par un privilège tout exceptionnel, Don Quichotte jouit d’une popularité universelle, pourquoi l’humanité a séparé ce livre de tous les autres livres de la littérature espagnole, et pourquoi nous avons pu dire qu’il était à la fois la gloire et le châtiment de l’Espagne ? — Oh ! qu’on est bien plus à l’aise avec le bon chevalier qu’avec tous les Eusèbe, tous les Cyprien, tous les Sigismond, tous les Fernand de Calderon, et comme on aime mieux la compagnie de son écuyer que celle des Pablo de Ségovie, des Guzman d’Alfarache, des Lazarille de Tormes, des Rinconète et des Cortadillo, bien que ces derniers soient issus du même père ! Vous pouvez sans crainte vous approcher du bon hidalgo, car il est fier sans morgue, bien appris sans orgueil, et