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mot : c’est un procès que les sciences veulent intenter aux lettres. Les lettres et les sciences étaient autrefois deux sœurs qui se partageaient, inégalement peut-être, mais amiablement, le domaine de l’éducation. Les lettres, comme aînées de la famille, y mettaient bien quelques excès de prétention, accompagnés de grands airs ; volontiers elles réduisaient leurs cadettes à la portion congrue. Celles-ci se contentaient, sans humeur, sans jalousie, de ce qui leur était laissé, visaient au solide et augmentaient silencieusement leur part d’héritage. Aujourd’hui, avec le succès, l’ambition est venue ; les sciences exercent des droits de reprise, discutent les titres, plaident leur cause devant le public. L’heure est habilement choisie, le courant les porte : les lettres sont surtout un ornement, les sciences sont une source de profits, et il y a bien des chances pour qu’elles gagnent leur cause. Voilà le débat qui s’agite dans l’Université, hors de l’Université, devant l’opinion et jusque dans le sein des familles. Or est-ce le cas et le moment d’assister celle des deux parties qui est dans la meilleure veine ? Pour peu qu’on ait observé la marche de l’esprit technique, on sait quel chemin il a fait depuis dix ans, quelles mains le favorisent, et jusqu’où il pousse ses prétentions. Il suffit également de regarder autour de soi pour se convaincre que les études désintéressées ont perdu de leur crédit, et qu’on court de préférence à celles qui sont d’une utilité prochaine. Les sciences elles-mêmes s’en plaignent par leurs organes les plus dignes de respect : elles sont menacées d’être ensevelies dans leur triomphe. La science pure, celle qui ne mène qu’à la considération, est chaque jour plus délaissée pour la science d’application, qui conduit à la fortune. Quand un mouvement s’accuse avec une telle puissance, à quoi bon lui venir en aide ? Quoi qu’on fasse, il aboutira, et si par la suite il nous donnait des calculateurs en trop grand nombre, l’état n’aurait pas le regret d’avoir contribué de ses deniers à enlever à notre nation une partie de sa légèreté et de sa grâce.

On assure, il est vrai, que les lettres ne périclitent pas et, que les bacheliers foisonnent. Qu’ils soient les bienvenus, ils savent du moins quelque latin : peu importe l’industrie qui les façonne ; les moules même en seront à regretter, si l’enseignement purement français prévaut, quelque jour dans nos lycées. Triste jour si jamais il luit que celui où la fleur d’une génération sera coupée en deux tronçons qui ne pourront plus se rejoindre ! Au bout d’un certain temps, à peine se comprendra-t-on ; c’est dans la force des choses. Il n’y aurait pas seulement deux enseignemens, il y aurait deux langues, la langue des lettres, la langue des sciences, cette dernière subdivisée en une foule de technologies. Déjà cet écart est sensible, il ira croissant, et comment l’empêcher ? La langue, la vraie langue, qu’ont lentement formée nos ancêtres et que des chefs-d’œuvre ont