Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/141

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’impulsion qu’ils eussent dû recevoir. — Eh ! mon Dieu ! s’écria Austin, d’où vient que ces vapeurs marchent ainsi vent debout ?

— Ne les perdez pas de vue ! reprit le maître. Pour assister à pareille scène, il faut, généralement parlant, naviguer dans la mer des Indes. Voilà ce que j’appelle un typhon… Et maintenant, monsieur, soyez attentif à ce qui va se passer !…

Le lambeau d’azur se rapprochait d’eux, bien qu’assez lentement, et à mesure qu’il se rapprochait d’eux, il augmentait d’étendue. Ils finirent par l’avoir au-dessus de leurs têtes, et lorsqu’ils furent parvenus ainsi au centre de l’espèce d’entonnoir renversé que dressaient vers le ciel les spirales de la trombe, le yacht se trouva comme sur un lac paisible miraculeusement formé au sein de l’Océan tumultueux. Le bâtiment filait sans la moindre difficulté le cap au sud-ouest ; mais, vingt minutes plus tard, on n’alla plus qu’à moitié vapeur, et on vira au nord-ouest du côté de l’île, naguère encore si redoutée. Dix minutes ensuite, l’orage arriva de ce même côté plus violent que jamais, et le brave Pélican, qui venait de réduire encore au quart de vitesse l’activité de sa machine, se laissa pousser à la dérive. Il avait l’Atlantique devant lui ; autant dire qu’il était sauvé. Le matin venu, quand la tempête se fut apaisée, ce yacht modèle courait au sud et bondissait gaîment sur les vagues étincelantes. Austin, donnant le bras à Eleanor, se promenait sur le pont, et ni l’un ni l’autre n’accordait maintenant une pensée aux horreurs de la nuit qui venait de finir.

Pénétrée de reconnaissance pour Charles Barty, Eleanor avait exigé que la tournée d’Orient se fit telle qu’on l’avait projetée. Austin partit donc avec son ami dans le mois qui suivit sa rentrée à Londres ; mais une lettre qui le rejoignit à Alexandrie lui apporta la nouvelle que son père venait de tomber malade, et les deux amis, renonçant à leur excursion commencée, reprirent ensemble tout aussitôt le chemin du pays natal. En relâchant à Malte, ils furent informés que James Elliot n’était plus. La douleur d’Austin fut celle d’un enfant qui s’abandonne naïvement à ses impressions et laisse couler ses pleurs sans aucune fausse honte.. Ni les soins, ni les consolations ne lui manquèrent. Charles Barty ne le quittait pas un seul jour. Quand ils débarquèrent en Angleterre, les funérailles avaient eu lieu depuis quelque temps déjà. Il ne restait plus qu’à prendre possession de l’héritage.

Tout ceci se passait au printemps de 1845. C’est en 1846 que va se renouer le fil, un moment interrompu, de ce véridique récit.


E.-D. FORGUES.