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M. Elliot, par la porte vitrée de sa cabine, assis à une table chargée de papiers qu’il avait l’air de compulser attentivement. En réalité, il ne les regardait seulement pas, et attendait avec une impatience fébrile que le sailing-master vînt lui rendre compte de la situation. Celui-ci parut bientôt. — Nous avons beau faire, dit-il ; de temps en temps nous marchons à la dérive… Plus nous allons, plus la mer nous domine… Et encore si nous pouvions jeter l’ancre !… mais nous sommes en eau bleue… En supposant que rien ne change d’ici à une heure, monsieur, nous pouvons nous regarder comme perdus.

— Et tout cela par ma faute ! répéta M. Elliot.

— Allons donc, monsieur, ne parlez pas ainsi : c’est votre devoir qui vous retenait à terre.

— Voilà ce qu’il faut se dire en effet… Et vous pensez que tout sera fini dans une heure ?

— Une heure, une heure et quart, plus ou moins, repartit l’autre avec un calme parfait.

À peine était-il sorti que le vieillard, inclinant la tête, se mit à prier. Il implorait le ciel pour son Austin, pour cette carrière si bien commencée, et dont une mort prématurée allait arrêter l’essor. S’il lui eût été donné de lire dans les ténèbres de l’avenir, peut-être aurait-il souhaité que le dénoûment fatal s’accomplît à l’instant même, et que les vagues de l’Atlantique, l’engloutissant avec son fils, leur servissent d’abri contre les coups de la fortune.

Le tumulte grandissait toujours ; le bâtiment craquait dans toutes ses jointures. Au-dessous du fauteuil où M. Elliot était assis, l’hélice perçait et frappait les flots, parfois sortant de l’onde avec un sifflement irrité, parfois, à dix pieds au-dessous de la surface, frayant sa voie avec je ne sais quelles palpitations fiévreuses. Tous ces bruits assourdissaient le digne inspecteur, et, sans avoir entendu personne entrer dans la cabine, il sentit une main se poser sur son bras : — c’était celle de la tante Maria, qu’il vit tout à coup devant lui en levant les yeux, mais telle que jamais encore elle ne lui était apparue. Une méchante robe de chambre en flanelle drapait tant bien que mal ses larges épaules, sur sa tête au contraire un léger chapeau couvert de marabouts et de fleurs, dans ses mains un éventail ciselé qu’elle tenait le manche en l’air ; mais, plus encore que le désordre de sa toilette, le changement de ses traits frappa vivement M. Elliot : il y avait quelque chose d’égaré dans le regard mobile de ses petits yeux abrités par d’épais sourcils, et son teint, si animé d’ordinaire, avait en ce moment les nuances maladives de l’ivoire jauni par le temps. On eût dit une folle échappée de son cabanon.

M. Elliot se leva fort alarmé, tâchant de faire en sorte que leurs yeux se rencontrassent ; mais elle évitait de le regarder au visage,