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le doux visage d’Eleanor. Il la voyait, se dit-il, comme elle serait sans doute dans quelque lointain avenir. Ce qu’elle pensait en ce moment, nous allons le révéler. Préférant Austin à toute autre personne au monde, et le préférant surtout à elle-même, elle se disait qu’avec un peu, très peu d’adresse, elle, pourrait devenir sa femme, lui donner la richesse, les joies de l’ambition, se mettre de moitié dans ses triomphes et de moitié dans ses revers, lui montrer les voies du monde et leurs pièges cachés, — mieux encore, l’amener au pied du même autel, lui apprendre à prier le même Dieu, à espérer le même salut ; — elle pouvait tout cela, et cependant elle s’apprêtait à briser pour jamais jusqu’à la dernière chance d’un pareil avenir, — sauf une réserve mentale dont elle avait à peine conscience. Et pourquoi ? Parce qu’il était impossible qu’Austin l’aimât jamais, parce que, ne l’aimant pas, il l’épouserait uniquement pour sa fortune. Et dans ce cas la conviction intime de s’être manqué à lui-même, le minant peu à peu, le rabaissant à ses propres yeux, faussant ses notions morales, mêlant à sa vie un perpétuel mensonge, devait le rendre profondément malheureux.

Ainsi raisonnait la noble petite créature, armée d’une logique rigoureuse et loyale. Son cœur néanmoins protestait tout bas et disait en sourdine : — Pour m’obtenir, il faudra qu’il m’aime, il faudra qu’il me supplie… Alors, mais seulement alors nous aviserons.

Jamais Austin ne se serait attendu à lui voir aborder elle-même le sujet dont il venait l’entretenir. Ce fut pourtant ce qui arriva. — Vous vous rappelez, lui dit-elle, ce qui s’est passé au lit de mort de mon père ?… Oui, n’est-ce pas ? Eh bien ! nous pouvons en parler à cœur ouvert, maintenant que nous n’avons plus de secrets l’un pour l’autre… Il faut oublier, complètement oublier cette fatale journée, oublier tout ce qui fut dit, les ouvertures qui vous furent faites, les suggestions qu’une voix mourante vous fit entendre… Il faut les oublier, où nous séparer dès ce moment pour ne plus nous revoir.

— Je le sais, répondit Austin… Je venais précisément pour vous faire cet aveu pénible… Vous m’aurez toute votre vie pour serviteur et pour frère, je marcherai sans cesse à vos côtés, votre époux, s’il le veut, sera mon meilleur ami ; mais votre opulence place entre nous une barrière infranchissable… Ceci une fois dit, pourquoi ne poursuivrions-nous pas notre route en nous tenant la main, frère et sœur comme jadis ?

— Je ne demande pas mieux, mon bon Austin… Je serai votre sœur et la tante de vos enfans ; mais ne m’abandonnez pas, ne m’isolez pas de vous !… Je ne veux et n’aurai jamais d’ami plus cher… Vous voyez, frère, avec quel abandon je vous parle, et ce que vous gagnez à ne plus me faire peur…