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à l’embouchure de la baie. Cependant on débarque toute sorte de fruits de la mer, des soles, des rougets, des merlans, des monstres aux écailles luisantes. Le quai présente alors une scène vive et pittoresque : les poissons empilés par longs tas, les poissonnières les vendant à la criée, les hommes et les femmes les emballant dans des corbeilles, les charrettes les attendant pour les conduire au chemin de fer, tout cela avait fourni, il y a quelques années, au peintre anglais Collins le sujet d’un joli tableau de genre. Aujourd’hui le nombre des smacks et des charrettes a malheureusement diminué ; mais les femmes chargées de vendre le poisson aux enchères ont conservé un caractère particulier, de hautes couleurs, des manières viriles ; ainsi qu’un goût décidé pour les étoffes voyantes et les joyaux d’or.

Je liai plus d’une fois la conversation avec les groupes de pêcheurs qui se promènent le long des quais d’un air sombre et désœuvré. Tous déplorent le déclin d’une industrie atteinte par des causes difficiles à pénétrer. Ils sont pauvres, mais dignes. Parmi eux, on me présenta un des lords de Brixham. Un lord en gros souliers, en chemise et en pantalon de flanelle bleue, avec des mains durcies par le travail et un visage hâlé par la brise de mer, était un type assez nouveau de l’aristocratie anglaise pour que j’ouvrisse de grands yeux ; On lut sans doute quelque étonnement sur mon visage, car on se prit à sourire, et l’un des assistans m’expliqua l’origine de cette noblesse. Un quart du manoir seigneurial de Brixham fut, il y a plusieurs années, acheté par douze pêcheurs. Depuis ce temps, leurs actions ont été divisées et subdivisées, de telle sorte que le titre ou du moins une portion du titre a passé dans un assez grand nombre de familles. Ces braves gens, devenus lords à peu de frais, n’en sont pas moins traités avec égards par leurs confrères, qui les désignent volontiers aux étrangers.

Quoique la vie du pêcheur soit plus soumise que toute autre aux accidens et aux revers de fortune, ces hommes, qui ont placé leur confiance dans la mer, négligent beaucoup trop cependant les institutions de prévoyance qui existent pour toutes les autres classes dans la Grande-Bretagne. Ils ont bien à Brixham des clubs pour venir au secours des malades et pour enterrer les morts (sick clubs et burial clubs), mais ils n’ont point même d’hôpital. Tout est à peu près abandonné au hasard et à la charité des pauvres envers les pauvres. Ils semblent, dans leur foi naïve, avoir donné plus d’attention aux besoins de l’âme et aux devoirs d’humanité qu’aux intérêts matériels. Au penchant d’une des falaises qui s’avancent le plus loin, dans la mer s’élève un bâtiment qu’on est en train de construire, et qui doit servir en même temps d’école pour les missionnaires