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parole, cette fée mouche avait joint machinalement ses mains devant elle. Si le regard d’Austin, fût tombé sur ces mains frémissantes, elles lui eussent certainement appris quelque chose dont il ne se doutait point. Il aurait reconnu cette émotion qui, deux jours plus tôt, au pied de la cascade, avait si cruellement dissipé ses folles espérances ; mais il ne vit pas ces mains, et par une bonne raison : c’est qu’il s’était enjoint de la regarder au visage. Nous avons déjà dit que ce visage n’était pas ce qu’on appelle joli. En revanche et malgré ses irrégularités, — malgré cette lèvre supérieure un peu trop rapprochée du nez, malgré le menton plus court et plus fuyant qu’il ne l’eût fallu, — il avait son incontestable beauté, principalement due à l’humble et doux langage de ses grands yeux de gazelle, bruns et lustrés. Ce langage pouvait se traduire ainsi : « je suis un pauvre petit être disgracié, bien chétif et bien laid peut-être ; mais si vous le vouliez, mon Dieu ! comme je saurais vous aimer !… »

Ce ne fut pourtant pas là ce qu’elle dit à Austin. Elle prit dans les siennes les deux mains qu’il lui tendait à la fois, et prononça lentement ces mots : « J’étais sûre de vous voir aujourd’hui… »

Et comme il se hâtait de s’informer du malade, la tante Maria fit son entrée. Elle était imbue de cette idée qu’il ne faut jamais laisser durer le tête-à-tête de deux jeunes gens. Nez romain, menton proéminent, face couperosée, embonpoint majestueux, hérissée de broches, sonnant l’orfèvrerie à chaque pas, toujours enveloppée d’un châle et promenant autour d’elle une atmosphère imprégnée de patchouli, telle était cette femme impérieuse devant qui, dès sa première enfance, Eleanor avait appris à trembler. Elle avait en ce moment sa mine la plus imposante, et d’un geste congédia sa nièce. — Ce pauvre frère est au plus mal, mon cher Austin, dit-elle au jeune homme… Il demande à chaque minute votre père… Comment nous tirer de là ?…

— Impossible… Mon père a dû partir pour les Hébrides… Permettez-vous que je monte ?

— Ce serait peut-être une imprudence… Je ne sais vraiment pas… Une figure étrangère…

— Je ne suis pourtant pas un étranger pour lui, reprit Austin, luttant avec effort contre les répugnances visibles de la chère tante.

— Par quel hasard vous trouvez-vous ici ? continua-t-elle de mauvaise grâce et d’un air soupçonneux, qui devint un air tout à fait contrarié lorsqu’elle sut qu’Eleanor avait écrit à Austin.

Le médecin, qui vint à passer en ce moment, trancha la difficulté ; il autorisa Austin à se rendre auprès du malade aussitôt que celui-ci serait sorti de l’espèce de stupeur somnolente que l’on cherchait à combattre. Le réveil n’eut lieu qu’une ou deux heures, plus tard. Austin trouva le moribond sur son séant, et lui supposa d’abord,