Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/126

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

amoureux déçu, — ces grands yeux bleus cerclés de bistre. Chaque fois que le capitaine lui adressait la parole, ils semblaient lui lancer un injurieux défi. — Comment vous permettez-vous de troubler ma douleur ? lui disaient-ils éloquemment. — Et ils finirent par imposer silence à ce vétéran des guerres indiennes, à ce duelliste sans remords. — Ce garçon-là ira loin, murmurait-il sous sa moustache ; il a du nerf, le diable m’emporte ! — Après quelques miles silencieusement franchis, un changement subit s’opéra dans les dispositions d’Austin. Dût-il parler à ce soldat grossier dont il entrevoyait cependant les basses menées, la duplicité mystérieuse, il fallait qu’il s’épanchât. Après tout c’était un homme, un homme qui savait tenir un sabre, un homme dont on vantait la témérité guerrière. Aussi, levant les yeux tout à coup et lissant de la main la tête soyeuse que Robin venait de poser sur ses genoux, il articula ces paroles à voix presque basse : — J’étais réellement fou de cette femme !…

Hertford jeta du côté du cocher un regard significatif ; mais Austin avait tout exprès mesuré l’accent de ses paroles et la portée de son organe vibrant. — Parions que vous êtes furieux contre moi ! dit alors le capitaine sur le même ton.

— Contre vous ?… Pas le moins du monde. Je ne m’en prends qu’à moi-même.

— Vous pourriez m’en vouloir de ne pas vous avoir dit qu’elle était fiancée à mon ami.

— Non… Cela ne vous regardait en rien ; Vous avez agi en homme du monde… Mais moi, moi,… de quelle niaiserie j’ai fait preuve !

— Pas tant que vous croyez… Vous êtes joli garçon, vous êtes ambitieux, rien de plus naturel et de plus légitime… Voyez plutôt ce qui est arrivé à Charles Bates…

Et il entama là-dessus une interminable histoire. Je ne voudrais pas assurer que cette forme de consolation fût très goûtée d’Austin Elliot ; mais je n’en connais pas d’efficace en pareille matière et en pareille circonstance.

En arrivant à Londres, Austin trouva chez lui une lettre qu’on venait d’y déposer à tout hasard. Elle était d’Eleanor et ne contenait que ces mots : « Mon père est malade. Venez au plus vite. E. H. » Dix minutes après, il sonnait à la porte de ses amis, logés dans Wilton-Crescent. Chose étrange, l’idée de revoir Eleanor lui inspirait une sorte de répugnance. Il aurait à lui conter sa dernière aventure, et ne savait comment s’y prendre. Son cœur battit de crainte, oui, de crainte, quand le bruit d’une robe de soie l’avertit qu’en se retournant il allait se trouver face à face avec cette terrible personne…

Elle était là, délicate, mignonne et brune, mise avec un soin exquis, sans aucune couleur voyante, frêle petit argus aux ailes grisâtres, qu’on semblait pouvoir écraser du doigt. Sans prononcer une