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tourmenté de cette longue lamentation. Ni la cavatine que chante Vincent ni le finale ne peuvent être le sujet d’une analyse sérieuse.

Voilà donc cette œuvre hybride, qui n’est ni un opéra ni un opéra-comique, et dans les cinq actes dont se compose cette triste légende il n’y a pas six morceaux qu’on puisse considérer comme de la musique dramatique. L’action est presque nulle, et aucun des caractères que les auteurs ont tirés du poème n’a conservé le type originel. La Mireille du Théâtre-Lyrique n’est qu’une cantatrice parisienne de talent ; elle a altéré cette nature charmante de la fille de Ramon au point de la rendre méconnaissable. Que le dieu du goût et de la vérité pardonne à Mme Carvalho ces concetti de vocalisation, ces coups de gosier dont elle surcharge les trop nombreux morceaux qu’elle a exigés de la complaisance de M. Gounod. Pauvres compositeurs, que vous êtes à plaindre d’être obligés de subir le contrôle d’une virtuose qui manque d’idéal, et dont la voix aigre aspire à descendre ! C’est pourtant une savante artiste que Mme Carvalho : sa carrière a été brillante, et on peut encore la considérer comme la cantatrice la plus parfaite qu’il y ait à Paris ; mais le rôle de Mireille lui a porté malheur. J’aime mieux M. Ismaël, dont la voix mordante et l’intelligence dramatique font un artiste distingué : aussi a-t-il assez bien saisi le caractère violent d’Ourrias. M. Petit, qui possède une voix de basse sonore et du goût, s’est tiré avec adresse du rôle de Ramon, qui exige de la fierté mêlée de bonhomie. Avec le concours de Mme Faure-Lefebvre, sans oublier M. Wartel ni le ténor Morini, on peut avouer que l’exécution est assez bonne. Les chœurs bien dirigés, l’orchestre, des ballerines et de beaux décors forment un spectacle qui fait mieux ressortir les grisailles de la partition de M. Gounod. Il n’y a pas de soleil dans cette musique, il n’y a pas de verdure, et on dirait que le compositeur n’a jamais été dans le pays dont il a voulu retracer les mœurs et la nature. Le contraire est pourtant vrai, car il existe une lettre de M. Gounod du 7 février 1863 où il dit à M. Mistral : « J’ai tout d’abord à vous remercier de l’adhésion que vous avez bien voulu donner à notre projet de tirer une œuvre lyrique de votre adorable poème provençal, Mireio… » Dans la réponse de M. Mistral, qui est datée de Maillane (Bouches-du-Rhône), 25 février 1863, on remarque ces paroles : « Je suis ravi que ma fillette vous ait plu, et encore vous ne l’avez vue que dans mes vers ; mais venez à Arles, à Avignon, à Saint-Remy, venez la voir le dimanche quand elle sort de vêpres, et devant cette beauté, cette lumière et cette grâce, vous comprendrez combien il est facile et charmant de recueillir par ici des pages poétiques. Cela veut dire, maître, que la Provence et moi, nous vous attendons au mois d’avril prochain. » Il paraît que la chose n’a pas été aussi facile pour M. Gounod ; le compositeur a bien regardé les lieux, les êtres et les mœurs de la Provence, mais il n’a rien vu, car on ne voit que par les yeux de l’imagination et par un cœur de poète qui devine les secrets des caractères les plus compliqués. Rossini n’a pas eu