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Ce qui s’est passé entre l’Allemagne et le Danemark est, dans l’ordre des relations internationales au sein de l’Europe se croyant civilisée, un fait de violente et grossière anarchie. Ce fait n’a pu se produire que parce que, à droite aussi bien qu’à gauche, au point de vue libéral comme au point de vue conservateur, les élémens d’une influence dirigeante des affaires de l’Europe étaient désagrégés ou faisaient défaut. Dans l’intéressante discussion à laquelle les affaires du Danemark ont donné lieu cette semaine au sein de la chambre des lords, on a décrit l’anarchie, on n’en a pas signalé nettement la cause supérieure. Des hommes éminens ont pris cependant part à cette discussion, lord Grey, lord Russell, lord Derby, lord Wodehouse. Lord Derby par exemple s’est plaint vaguement de l’influence que les passions révolutionnaires et démocratiques exercent sur les cours. Il a déclaré que les affaires, sur notre continent, ne sont plus sous le contrôle d’hommes d’état ou de monarques guidés par la raison ; il a montré toutes choses marchant aux extrémités sous l’impulsion des passions et au hasard des incidens. À la pratique, il a fait voir le mouvement révolutionnaire agissant sur les petites cours allemandes à la fois par la persuasion, par l’ambition et par la crainte ; puis la Prusse, qui a des vues d’agrandissement personnel, qui en outre espère enlever son venin au mouvement révolutionnaire en se mettant à sa tête, qui d’ailleurs a la prétention de confisquer le mouvement révolutionnaire à son profit, tout en restant elle-même un état absolutiste et en combattant le Danemark parce qu’il est un voisin trop infecté de démocratie pour elle ; puis vient l’Autriche : celle-ci n’aurait ni l’intérêt ni le goût d’une politique violente et agressive ; mais l’Autriche est naturellement jalouse de la Prusse. L’Autriche a peur, si elle laisse la Prusse agir toute seule, de lui laisser prendre la direction de l’Allemagne ; elle a peur de perdre son ascendant sur les cours secondaires et d’être réduite à un rôle subordonné. Telle est donc l’anarchie germanique décrite par lord Derby : d’abord la puissance du parti révolutionnaire agissant sur les petits états, ensuite les petits états agissant sur les jalousies mutuelles de la Prusse et de l’Autriche, enfin ces jalousies elles-mêmes excitant entre les deux grandes puissances une émulation qui les a entraînées à attaquer ensemble le Danemark. « Voilà, a dit lord Derby, l’ensemble de circonstances qui crée pour l’Europe un danger grave et imminent de guerre, quelle que soit la politique suivie par n’importe quel gouvernement anglais. » Lord Derby s’est arrêté à moitié chemin dans son analyse. Si l’anarchie allemande s’est donné carte blanche, si chacun en Allemagne a suivi sa fantaisie, obéi à sa passion, cédé à sa jalousie, c’est que pour le moment il n’y avait en Europe aucune influence régulatrice et modératrice capable de contenir l’Allemagne par l’ascendant moral. Quand la Russie et l’empereur Nicolas conservaient leur prestige, rien de pareil n’eût pu se produire : les arrangemens d’Olmütz en sont la preuve. Quand florissait l’alliance anglo-française, les inquiétudes des petits états ne pouvaient aboutir à de tels événemens ; elles allaient, comme à Bam-