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question dano-allemande, si elle est résolue, ne le sera point par les discussions spéciales et techniques que les plénipotentiaires engageront entre eux ; elle le sera uniquement par un accord entre quelque-unes des puissances prépondérantes, accord qui devra s’établir en dehors et au-dessus de la conférence elle-même. Il sort de cette question danoise un très haut et très utile enseignement. Cette question nous apprend que le conflit qui afflige tous les esprits éclairés et les cœurs libéraux n’a pu éclater qu’à cause d’une situation très étrange et très exceptionnelle de l’Europe. Parmi les cinq grandes puissances, il en est trois, et ce sont les plus fortes, la France, l’Angleterre, la Russie, qui se trouvent vis-à-vis les unes des autres dans de telles relations qu’il ne leur est pas possible en ce moment de se concerter à trois ou à deux dans une action commune, et qui sont, à vrai dire, isolées dans leur politique. La séparation, l’isolement de la France, de l’Angleterre, de la Russie, enlèvent à l’action réciproque des divers états européens un contrôle, un contre-poids, une garantie. Quoique l’Europe soit formée d’états indépendans, quoiqu’elle ne soit point une fédération d’états, quoiqu’elle ne soit point soumise à une amphictyonie, on ne peut pas dire qu’il n’y ait point une sorte de gouvernement supérieur de l’Europe, et que ce gouvernement ne soit point nécessaire à la sécurité internationale. Ce gouvernement est difficile à définir d’une façon précise ; il se forme d’élémens variables et mobiles. Si nos sociétés politiques étaient en véritable voie de progrès, il agirait par la simple force morale, et la nécessité de faire appel à la force matérielle deviendrait de jour en jour plus rare pour lui. Cette sorte de gouvernement supérieur de l’Europe qu’il est difficile de définir, mais qui n’en est pas moins une réalité politique, ce gouvernement, composé d’élémens mobiles, qui donne à telle ou telle phase du mouvement politique européen une stabilité et une sécurité relatives, qui est capable de prévenir par son ascendant moral des désordres secondaires, il résulte des combinaisons et des habitudes d’alliance qui existent entre les grandes puissances. Notre génération l’a vu à l’œuvre, depuis un demi-siècle, sous différentes formes, au profit de causes diverses. Il suffit de nommer la sainte-alliance, qui constituait ce gouvernement au profit de l’absolutisme, et qui jusqu’à la révolution de juillet domina le continent. Il suffit de nommer aussi l’alliance anglo-française, qui rétablit l’équilibre au profit de la cause libérale, et qui, dans la guerre de Crimée, réussit même à briser l’alliance des cours du Nord. Quand les phases du mouvement européen ont eu une certaine durée et ont joui d’une certaine sécurité, elles l’ont toujours dû à l’existence et à la prédominance d’un système d’alliances agissant d’une façon plus ou moins avouée, plus ou moins discrète, sur les affaires européennes, comme une sorte de gouvernement supérieur. Lorsque cette haute influence vient à manquer, on dirait que le lien qui réunit l’Europe en une société d’états est rompu ; on retombe dans l’état de nature. C’est une situation semblable de l’Europe qui nous est révélée aujourd’hui par la crise dano-germanique.