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détroit forme une sorte de rade où peuvent mouiller sans crainte, presque par tous les temps, les plus grands navires.

Nous ne passâmes point dans l’île ; nous n’avions point de bateau pour nous y transporter, et il eût fallu perdre trop de temps à héler du rivage les quelques soldats qui y tiennent garnison. De la côte, on aperçoit, sur la Marine ainsi que tout en haut, sur la falaise, les restes des nombreuses maisons qui y furent bâties par les Grecs pendant la guerre de l’indépendance. Maintenant Grabuse n’a plus d’autres habitans qu’une quarantaine de soldats qui, sous les ordres d’un pauvre sous-lieutenant, y passent quatre mois à fumer et à dormir ; mais à l’époque dont nous parlons, plusieurs années durant, elle abrita des milliers d’hommes, qui de toutes parts étaient accourus se mettre sous la protection de ces redoutables rochers et des nombreux canons dont on les avait trouvés garnis. Grabuse était tombée au pouvoir des chrétiens grâce à un hardi coup de main exécuté pendant une nuit d’hiver par Dimitri Kalergi, tout jeune alors et aujourd’hui ministre de Grèce à Paris. Aussitôt les fugitifs affluèrent dans ce sûr asile ; c’étaient surtout des Crétois, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans ; c’étaient aussi des Hydriotes, des Spezziotes, des Rouméliotes. Tous ces exilés, jetés là par les victoires des Turcs, tâchaient de se venger et de vivre de la course maritime, car l’île ne produisait rien, pas même de l’herbe pour le bétail que l’on y avait amené du continent. Une foule de petits bâtimens, armés en guerre, se pressèrent bientôt à l’abri des formidables batteries de la forteresse ; on allait faire des incursions sur le territoire turc, y enlever des denrées et des esclaves ; on arrêtait en mer les navires ottomans. Toutefois dans ces parages et chez ces peuples les corsaires se changent vite en pirates ; les goélettes et les bricks de Grabuse ne tardèrent pas à prendre l’habitude d’arrêter aussi en mer, quand l’occasion était belle, les bâtimens marchands des nations européennes ; des équipages anglais, français, italiens, furent massacrés, des cargaisons pillées. On ne pouvait tolérer ces désordres ; en février 1828, l’escadre anglaise vint s’embosser devant Grabuse. Les plus hardis forbans, ceux qui avaient le plus de méfaits à se reprocher, avaient déjà pris la fuite ; tout ce que l’on trouva encore là de bâtimens grecs fut brûlé ; on occupa le fort, on dispersa la population de Grabuse en renvoyant, autant que possible, chacun chez soi ; on prit enfin possession des énormes amas de marchandises entassés dans l’île par les pirates. Il y avait là, me racontait un témoin oculaire, des objets de toute sorte, dont beaucoup ne pouvaient être d’aucun usage à ceux qui s’en étaient emparés ; les plus précieux encombraient des hangars en planches qui avaient été construits en toute hâte ; d’autres étaient abandonnés