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choses coexistantes, de même que le temps est la forme abstraite des existences successives. Dans la genèse des idées, la force précède et enfante tout le reste. La main de l’enfant, qui tâtonne et s’appuie gauchement sur tout ce qu’elle rencontre, transmet à la conscience les premiers élémens qui servent de support à l’intelligence. Le toucher, le plus obtus de nos sens, en est pourtant le plus indispensable. La vie, qui peut se passer de tous les autres, ne peut se dispenser de son aide.

Toute théorie naturelle est réduite à considérer les élémens derniers de la substance matérielle comme résistans, étendus et persistans. L’espace et le temps sortent donc en quelque sorte de la force ; la force elle-même toutefois demeure indéfinissable, même si on la considère, non comme un mode de l’absolu, mais simplement comme une réalité relative. Il faut bien en effet qu’il y ait dans l’objet de nos investigations quelque chose d’indéfini, car le triomphe de la science consiste à lier les variations de divers élémens de telle sorte que, certaines de ces variations étant connues, les autres puissent s’en déduire rationnellement. La science pose des équations où il reste toujours une inconnue. Si j’ai bien expliqué sur ces points délicats les idées un peu subtiles de M. Spencer, on a dû comprendre qu’il y a, suivant lui, deux manières d’envisager le temps, l’espace, le mouvement, la force, la matière : en premier lieu, ainsi que le fait la métaphysique pure, on peut les regarder comme des modes de l’absolu ; en second lieu, ainsi que le fait la science, on peut y voir des réalités purement relatives et subjectives. C’est sous cette dernière forme seulement que nous les saisissons et que nous avons le droit de les soumettre à nos mesures. Le langage philosophique nous a trop habitués à considérer les phénomènes comme des illusions trompeuses ; l’apparence est aussi réelle que ce qui la produit, l’image que l’objet, la copie que l’original.

Peut-être trouvera-t-on cependant que cette distinction entre l’absolu et le relatif devient quelquefois presque impossible à saisir. Elle se comprend assez bien dans certains cas, pour la notion par exemple de la matière : l’absolu de la matière serait la matière embrassée dans son tout en quelque sorte, dans ses propriétés infinies, ses mouvemens infiniment variés, ses métamorphoses sans fin, dans son histoire d’une infinie durée. La matière qui sert d’objet à la science n’est que cette réalité mutilée, explorée par un petit nombre de sens, aperçue obliquement et à travers des ombres épaisses. La notion scientifique de la matière change d’âge en âge, se modifie à la suite de toute grande découverte, et va en se rapprochant sans cesse d’un certain idéal qu’elle ne peut jamais atteindre. Toute hypothèse sur l’essence du monde, qu’elle soit de Démocrite, de