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ordinaire : la création et le créateur. M. Spencer ne l’épargne pas plus que la précédente. La conscience humaine ne pourra jamais associer, suivant lui, ce que nous associons légèrement dans les mots. Nous pouvons dire que la matière est sortie du néant, nous ne pouvons le penser, et si nous croyons le penser, nous nous trompons nous-mêmes. Le déiste fait sortir la création du créateur ; mais d’où vient qu’il y eut un créateur avant la création ? S’il jouissait de l’existence propre et indépendante, comme les athées le prétendent de la matière, les deux théories hostiles nous ramènent à une conception commune, qui est celle de l’existence sans commencement. Toutes les hypothèses ontologiques aboutissent donc à des mystères incompréhensibles : la cause première, l’absolu, l’infini, sont des notions qui flottent éternellement devant nous comme des ombres qu’il nous est impossible de saisir. Il y a toutefois quelque chose de commun entre toutes les théories a priori de l’univers ; elles n’expliquent rien, mais elles reconnaissent toutes qu’il y a quelque chose à expliquer. Séparées sur tous les points, sur celui-là elles redeviennent unanimes. Aussi le fond éternel et inébranlable des religions est-il le sentiment religieux, qui n’est autre que le sentiment de l’inconnu, de l’incognoscible. Plus les religions sont grossières et anthropomorphes, plus volontiers elles remplissent le monde de causes, de formes, d’entités, de personnalités ; plus elles s’épurent, plus aussi elles s’idéalisent, plus minces deviennent les voiles du symbole à travers lesquels elles laissent briller vaguement le dieu inconnu. Dans le nuage impénétrable du mystère, la religion peut braver impunément les menaces et les attaques d’une raison orgueilleuse, les patiens efforts de la science : une logique impitoyable peut déchirer tous les dogmes, percer toutes les fausses apparences, ébranler l’édifice des argumentations sophistiques ; mais peut-elle arrêter le cri douloureux qui sort de toute poitrine humaine, ôter leur tragique poésie à la vie et à la mort, étancher cette soif de l’inconnu qui nous dévore, nous empêcher enfin de livrer notre pensée aux abîmes qui invinciblement l’attirent ?


« Dès l’origine (écrit M. Spencer) la religion a eu pour fonction essentielle d’empêcher l’homme d’être entièrement absorbé dans ce qui est relatif ou immédiat, et d’éveiller en lui la conscience de quelque chose de plus élevé ; mais cette fonction n’a jamais été qu’imparfaitement remplie. La religion a toujours été plus ou moins irréligieuse. En premier lieu, elle a toujours professé qu’elle avait quelque connaissance de ce qui dépasse toute connaissance, et elle a ainsi contredît ses propres enseignemens. Elle déclarait que la cause suprême est incompréhensible, et affirmait, le moment d’après, que cette cause possède tels ou tels attributs, et par conséquent peut être jusqu’à un certain point connue et comprise. En