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réconciliation, il suffit de définir ce que M. Spencer nomme les idées religieuses dernières et les idées scientifiques dernières, c’est-à-dire les idées maîtresses qui dominent et enveloppent en quelque sorte la foi et la science. Cette analyse, il faut le confesser, a été faite par M. Spencer avec un remarquable talent, et il est nécessaire de s’y arrêter un peu, car non-seulement elle renferme toute l’œuvre critique du philosophe, mais elle montre aussi sur quels points l’esprit positiviste peut confiner à l’esprit religieux ; elle nous révèle les termes, les articles du traité de paix que le premier propose au second.

Pour faire cette analyse, quelle méthode emploie M. Spencer ? C’est la méthode ordinaire des sciences, la méthode expérimentale. Que fait la science en présence des phénomènes ? Elle regarde ce qu’ils ont de commun, fait le triage entre ce qui est constant et ce qui est variable, cherche le rapport entre certains effets permanens et une cause ; enfin elle formule cette cause dans une loi générale. M. Spencer fait de même : il considère les religions comme des phénomènes d’un certain ordre, et observe tout d’abord que ces phénomènes, sous des formes diverses, se sont produits dans tous les temps, dans tous les lieux, à tous les âges de l’humanité, dans les civilisations les plus grossières comme dans les plus raffinées. Considérer les religions comme l’œuvre de la fourberie des classes sacerdotales, ainsi que l’ont fait les philosophes du XVIIIe siècle, cela lui semble une puérilité indigne de notre temps. Si le prêtre fait le dogme, le dogme aussi fait le prêtre. Le sentiment religieux est si profondément enraciné dans le cœur de l’homme, que rien ne semble pouvoir l’en arracher : il se réveille quand on le croyait le mieux endormi, il a des ferveurs soudaines et inattendues au milieu des époques de dissolution sociale, il prend toutes les formes, s’accommode aux formules les plus contradictoires, aux confessions de foi les plus diverses ; mais dans ses manifestations il faut dégager ce qui est variable, dissemblable, pour rechercher ce qu’elles ont de fondamental. Sous les opinions changeantes de l’humanité, on doit trouver la trame cachée du vrai, de même que sous les phénomènes les plus complexes les propriétés physiques de la matière demeurent toujours identiques. Les croyances les plus opposées ont, à l’insu même de ceux qui les partagent, quelque chose de commun : la tolérance philosophique n’est pas ce sentiment pusillanime qui recommande les trêves pour obtenir seulement le silence des passions hostiles ; elle cherche ce qui peut unir et réconcilier les combattans. M. Spencer compare la lutte de la science et de la foi à celle de ces deux chevaliers qui se battaient pour la couleur d’un bouclier que chacun d’eux n’avait jamais vu que d’un côté.