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1862 dans les défilés de Berruecos, non loin de l’endroit où Sucre, le vainqueur d’Ayacucho, avait été mis à mort, trahi, comme Arboleda, par ses compagnons d’armes.

Pendant les intervalles de repos que lui avaient laissés les affaires de l’état, les voyages, les révolutions, les guerres civiles, tous les hasards d’une vie d’aventures, Arboleda avait su trouver le temps nécessaire pour rédiger de longs mémoires et même écrire de nombreuses poésies. La plupart de ces œuvres seront probablement oubliées avec les passions qui les ont fait naître ; mais il en est qui resteront. Parmi les fragmens destinés à vivre, il faut placer en tête les chants inachevés de Gonzalo de Oyon, monument que l’illustre Colombien voulait élever à la triple gloire de Popayan, sa ville natale, de la république néo-grenadine et du continent américain tout entier. Plusieurs parties de cette œuvre considérable furent confisquées et déchirées, pendant l’exil d’Arboleda, par l’ordre d’un de ses adversaires politiques. M. Tórres Caicedo raconte à ce sujet une anecdote touchante. On demandait un jour au banni combien il avait d’enfans : « J’en ai eu huit, répondit Arboleda. Le gouverneur de Cáuca a tué le premier ; l’exil a tué l’avant-dernier ; j’espère que ma vie errante ne me privera pas des autres. » Puis il se détourna pour verser des larmes. L’aîné des enfans qu’il pleurait ainsi, c’était son poème Gonzalo de Oyon. Des vingt-deux chants, il n’en existe plus que onze, et deux seulement sont imprimés.

L’œuvre d’Arboleda, modestement intitulée légende, est une véritable épopée par le sujet qu’elle embrasse et par la manière dont l’auteur l’a traitée. À l’époque où le récit commence, l’Amérique du Sud est déjà découverte en son entier ; Almagro, Valdivia, Benalcazar, ont déjà fait leur œuvre de conquête ; Cabral a pris possession de la côte du Brésil ; Orellana a suivi dans toute sa longueur le fleuve des Amazones, grande artère centrale du continent ; Magellan vient de doubler la pointe méridionale de la Patagonie et d’unir par la quille de son navire les eaux de l’Atlantique à celles de la Mer du Sud. Déjà les Espagnols peuvent se rendre compte des énormes dimensions du Nouveau-Monde, ils connaissent les peuples qui l’habitent et commencent à profiter de ses inépuisables richesses ; en outre, remplis d’une foi qui peut nous sembler étonnante, mais que justifiait l’éblouissante découverte due au génie de Colomb, ils ne doutent pas que bientôt ils auront conquis le mystérieux Eldorado et seront devenus immortels en se baignant dans les eaux de la fontaine de Jouvence. Cet immense empire, ce paradis terrestre, devait-il continuer d’appartenir au roi d’Espagne, pauvre prince solitaire perdu au-delà des mers dans une petite péninsule de l’Europe ? Déjà Gonzalo Pizarro avait songé à se rendre indépendant ; mais, l’audace que demandait une pareille entreprise lui ayant fait