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gloire de leurs travaux se soit répandue hors du continent natal ! Combien se sont écriés, comme Florencio Balcarce :


« O patrie ! si je ne puis rien pour ta gloire, c’est que l’homme n’est pas maître de son destin. J’ai été une goutte d’eau tombant dans la nuit et bue par la poussière.

« Amis, si le malheur vous amène aussi sur le sol étranger où je vais mourir, je vous en conjure, ne marchez pas sur mes os ! Que mon nom, mon pauvre nom, ne soit pas oublié de tous !

« Adieu, ombre douce du toit paternel ! Adieu, compagnons de mon enfance heureuse ! Mes chers amis, mon adieu est éternel ! Adieu, Buenos-Ayres, mille et mille fois ! »


Par l’ordre de Rósas, Mármol est jeté dans un cachot à l’âgé de vingt ans ; Echeverría est exilé de la république argentine et meurt en pays étranger ; Varela, poignardé, expire sur le seuil de sa maison ; Ascasubi échappe à la mort par un oubli du bourreau, et ne réussit à sauver sa vie qu’en escaladant les murailles de son cachot ; Eusebio Lillo doit s’exiler lui-même du Chili pour éviter d’être fusillé ; Blest Ganá est condamné à mort, et l’on hésite à commuer sa peine en dix ans de bannissement ; Corpancho, renvoyé du Mexique, est brûlé avec le vapeur qui l’emporte. Certes il serait étonnant que la littérature sud-américaine n’offrît aucune véritable originalité, lorsqu’on voit les poètes eux-mêmes se lancer si ardemment dans la mêlée de la vie et se mesurer sans crainte avec la destinée. Leurs vers ont tous été ennoblis par le contact d’un sol libre, comme le furent ceux de Placido. Eh donnant ses poésies à un Colombien qui se rendait de Cuba dans l’une des républiques du continent, il lui adressa ces paroles :


« Ami, quand tu débarqueras sur la plage écumeuse de ce pays, agenouille-toi, prends mes vers, et fais-leur toucher trois fois la terre de liberté. Je t’en prie, fais-leur toucher ce sol ! Puisque le malheur et l’étendue des mers ne me permettent pas de baiser cette rive adorée, que mes chants au moins puissent le faire à ma place ! »


Julio Arboleda, l’un des hommes les plus illustres et peut-être le plus remarquable poète de la Colombie, offre dans sa carrière un exemple saisissant des vicissitudes auxquelles doit s’attendre un poète de combat dans une société aussi agitée que l’est encore celle de la Nouvelle-Grenade. Pendant la guerre de l’indépendance, tous ses parens sans exception avaient pris part à la lutte contre la domination espagnole, et le plus grand nombre d’entre eux y avaient trouvé la mort. Son père, voulant, en dépit de la fièvre, remplir une mission que lui avait confiée Bolivar, s’était empoisonné en arrêtant les accès de son mal par l’arsenic. Ses deux oncles, le savant Cáldas