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hommes remarquables par l’intelligence se mêlent forcément à la lutte des partis : ils sont entraînés dans l’action lors même qu’ils ne s’y jettent pas de plein gré. Les uns exercent les fonctions de juges, de sénateurs, de représentans aux assemblées ; les autres, appelés sur les champs de bataille, deviennent généraux, si la victoire leur est propice, ou chefs de bandes, s’ils sont vaincus ; d’autres encore sont nommés diplomates, ambassadeurs, présidens de quelque république. Un plus grand nombre, écrasés par le char de la fortune, finissent leurs jours misérablement ; mais, quelle que soit leur destinée, ils sont tous citoyens avant d’être poètes. Leurs œuvres, dans lesquelles se reflète nécessairement leur vie, sont toutes plus ou moins animées par l’amour du sol natal, l’enthousiasme guerrier, l’enivrement de la liberté. Lozano interrompt ses élégies mélancoliques pour écrire ses beaux Chants de la Patrie, et Mármol, le doux poète de la famille et des amours, lance ces terribles imprécations à Rósas, le gaucho sanguinaire qui opprima si longtemps la société argentine :


« Quel est le démon voilé qui t’accompagne, afin que je le suive, armé d’un poignard ? Quelle est celle des étoiles qui t’éclaire, afin que je fasse descendre sur elle la malédiction divine ? A quelle heure se glisse la frayeur dans ta poitrine de fer, afin que j’évoque les visions qui t’épouvantent ? A quelle heure t’endors-tu tranquillement sur ta couche, afin que j’appelle les morts pour te secouer le crâne ? Prêtez-moi, tempêtes, votre affreux rugissement, alors que le tonnerre éclate et que brame l’aquilon. Cataractes et torrens, prêtez-moi votre voix, afin que je l’écrase par une terrible, une éternelle malédiction ! »


Mêlés comme ils le sont à ces luttes ardentes de la Colombie qui depuis cinquante années ont déjà dévoré tant d’hommes de cœur, les poètes, loin d’avoir été plus ménagés que les autres combattans, ont eu au contraire plus à souffrir, parce que leur intelligence elle-même les rendait plus redoutables aux tyrans militaires, et que leur talent les signalait à la vengeance de l’ennemi. On peut dire sans aucune exagération que l’histoire des luttes civiles dans l’Amérique méridionale est en même temps le martyrologe des écrivains. Un instant l’Europe littéraire s’est émue de la mort de Plácido, mulâtre cubanais fusillé en 1844. Par commisération pour le sort de cette victime des préjugés de caste, on admira ses vers outre mesure, on classa le poète parmi les plus grands hommes du Nouveau-Monde ; mais combien d’hommes supérieurs à Plácido par le talent et par le caractère ont péri d’une mort violente sans que la renommée ait daigné s’occuper d’eux ! Combien d’autres ont vécu de longues années dans les prisons ou sur la terre d’exil sans que la