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et Ganymède. Aucun de ses vers ne rappelle qu’ils ont été écrits dans le Nouveau-Monde plutôt que dans la vieille Europe. Navarrete s’efforce d’être à la fois convenable et médiocre ; vrai poète, il cherche à n’être qu’un érudit, comme s’il avait eu pour but de déguiser son âme. L’érudition et les sciences spéciales, surveillées d’ailleurs avec un soin jaloux, telles sont en effet les seules ressources laissées aux créoles distingués qui peuvent s’arracher à l’ignorance générale et marquer leur trace dans l’histoire intellectuelle de l’Amérique sans quitter leur patrie, comme le fit le grand dramaturge Alarcon. Pendant la fin du siècle dernier et au commencement du nôtre, les deux auteurs les plus remarquables de la Nouvelle-Grenade, cette contrée pourtant si féconde en hommes d’imagination, étaient les botanistes Mutis et Câldas. Encore ce dernier fut-il fusillé, et ses livres, ses manuscrits, ses herbiers, furent-ils brûlés par la main du bourreau. Tristes peuples qui n’avaient pas de jeunesse ! Dans l’histoire des nations aussi bien que dans celle de chaque homme, la divination poétique précède la connaissance ; mais en Colombie c’est le contraire : les savans commencent leurs recherches sans avoir encore entendu le chant des poètes. Comme sur les plantes tourmentées dont les premières fleurs avortent, il se développait en Amérique une seconde floraison, malsaine et sans beauté.

Avant que la guerre séparât violemment les colonies espagnoles de la mère-patrie, les divers groupes de créoles épars sur le pourtour du continent colombien ne formaient donc qu’une nation de muets. La liberté du langage était laissée seulement à ceux que protégeait l’espace, aux llaneros, qui parcouraient à cheval les vastes solitudes, aux bogas ou bateliers qui voguaient de crique en crique ou ramaient sur les grands fleuves sans avoir d’autre patrie que leur barque. Ceux-là, nés voyageurs et libres, étaient poètes à leur manière : ils chantaient pour s’égayer dans la plaine déserte ou pour, accompagner le bruit cadencé de leurs rames. M. Samper dit merveilles des galerones que composent les pâtres dans les savanes néo-grenadines de San-Martin et de Casanare ; mais il ne cite point ces chansons, qui se perdent sans écho. On ne connaît qu’un petit nombre de yaravis péruviens, gracieuses poésies d’amour, qui brillent à la fois par la finesse et par la naïveté, et qui ressemblent à celles de tous les peuples enfans, surtout aux ritornelli des Toscans, tant il est vrai que les mêmes sentimens se manifestent partout de la même manière. Nous citerons en espagnol deux yaravis, afin de ne pas leur enlever la délicatesse et la grâce qui les distinguent :

Pajarito verde,
Peche Colorado,