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par sa tendresse pour les Indiens, ne craignit pas un jour d’encourager. Sans l’or du Pérou, l’argent de la Nouvelle-Espagne et les quelques denrées que le monopole laissait parvenir en Europe, l’Amérique colombienne serait devenue un mythe ; elle aurait été de nouveau engloutie comme une autre Atlantide.

Dans l’histoire des colonies espagnoles, on n’a pas en général suffisamment relevé un fait qui prouve d’une façon victorieuse combien la civilisation relative apportée par les conquérans allait en s’affaiblissant par degrés pendant les trois siècles du régime colonial. En imposant la servitude aux indigènes, les Espagnols n’avaient pas réussi à leur imposer partout leur langage : bien au contraire, c’étaient les idiomes indiens qui gagnaient incessamment, et l’usage du noble castillan se perdait peu à peu. Dans leurs célèbres réductions du Paraguay, les jésuites, désireux de maintenir toutes les barrières qui existaient entre l’Amérique et le monde européen, s’étaient bien gardés d’enseigner l’espagnol aux tribus indigènes ; leur langue officielle était le guarani, idiome harmonieux, mais incomplet, qui est encore aujourd’hui d’un usage universel parmi les créoles du Brésil oriental, du Paraguay et de la province de Corrientes. Sur les plateaux du Pérou et de Quito, la langue des Incas évinçait aussi graduellement celle des vainqueurs, les dénominations imposées jadis par les Espagnols tombaient en désuétude pour laisser reparaître les anciens noms quichuas, et dans plusieurs grandes villes de l’Equateur, nombre d’habitans d’origine européenne ne comprenaient plus la langue de leurs pères. Enfin, sur les côtes mêmes de la mer des Antilles, là où les communications entre les créoles et les navigateurs d’Espagne étaient fréquentes, on ne parlait plus en divers endroits qu’un ignoble patois ou papamiento mêle de mots espagnols, caraïbes et goajires. La société, devenue barbare, se faisait une langue à son image.

Ce n’est pas qu’en fouillant avec soin les archives du passé on ne puisse découvrir dans cet âge stérile quelques noms de poètes américains. Parmi ces hommes, il en est dont les œuvres, brûlées par ordre des vice-rois ou des archevêques, sont presque introuvables aujourd’hui. Telles sont par exemple les satires de l’Espagnol Simon Ayanque. Des œuvres littéraires qui nous ont été conservées, les plus connues sont celles du moine Manuel de Navarrete. Celui-là était un poète, et quelques-uns de ses chants sont remarquables par la noblesse de l’exposition, la force et la beauté des images ; mais Navarrete vivait à une époque où le souffle de la révolution passait déjà sur l’Amérique, et d’ailleurs la plupart de ses poésies ne sont autre chose que des sermons en rimes approuvés par l’inquisition ou des amplifications mythologiques sur Pomone, Flore