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dit peu à peu sur l’archipel entier, où la paix la plus profonde régna aussi longtemps que le nombre d’habitans ne fut pas trop considérable. Alors on allait sans crainte d’une île à l’autre, et le grand-père de Tékéri, chef souverain de Tarawa à l’époque de la visite de Wilkes, avait visité pour son plaisir toutes les provinces de ce petit monde ; mais aujourd’hui l’accroissement de la population, la crainte de manquer d’alimens, l’ambition des chefs, ont fait de chaque île une nation à part, en guerre avec toutes les autres.

N’est-ce pas là, je le répète, ce qui a dû se passer en grand d’un archipel de la Polynésie à l’autre ? Aux premiers temps des émigrations, et sous l’impulsion du premier élan, les colonies ont dû apporter quelque suite dans leurs relations. Chaque mère-patrie devait revoir avec joie les enfans sortis de son sein, et qui lui rapportaient des notions sur l’agrandissement du domaine dévolu à la race ; on accueillait sans crainte les voyageurs en qui tout faisait reconnaître des frères : on leur offrait une hospitalité d’autant plus large que la terre et la mer fournissaient au-delà de ce que pouvaient consommer des colonies encore dans l’enfance. À la longue, des différences de mœurs, de langage, se sont accusées, et la population, toujours croissante sur ces terres si promptement couvertes d’habitans, commença à redouter la faim, dont parfois sans doute elle sentit les atteintes[1]. Alors les voyageurs devinrent des étrangers qu’il fallait nourrir ; parfois ils durent se présenter en fugitifs qui cherchaient une nouvelle patrie les armes à la main. La méfiance, l’esprit d’hostilité, ne purent que remplacer les sentimens primitifs[2]. Les communications devinrent par suite plus rares, ou cessèrent entièrement, entre les points les plus éloignés, les anciens rapports s’oublièrent, et les traditions seules conservèrent la preuve de l’antique fraternité.

  1. Les îles polynésiennes semblent avoir subi à diverses reprises des famines désastreuses. La tradition a conservé le souvenir de quelques-unes de ces époques néfastes. Dans notre siècle, le fléau a sévi sur presque toute l’étendue de ce vaste territoire, et en particulier aux Marquises (1822-1823). On s’entre-dévorait par besoin. Le nombreuses maladies éclatèrent en même temps et firent de grands ravages parmi les insulaires. Quelques auteurs ont vu dans ce fléau une des causes de la diminution du chiffre des populations. Telle est en particulier l’opinion de M. Jouan, capitaine de frégate et ancien commandant de Noukahiva pendant l’occupation française. (Archipel des Marquises, 1858.)
  2. A l’époque des découvertes, quand des étrangers abordaient dans une ile, il était de règle qu’on leur ôtât leurs armes et qu’on enlevât les rames et les voiles des canots, sauf à rendre le tout, et parfois avec usure, au moment du départ. Cet usage explique comment les Européens, qui ne le connaissaient pas et qui n’auraient pas voulu s’y soumettre, ont été parfois attaqués, même par les populations les plus hospitalières, comme les Tahitiens par exemple.