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gique, il a montré la langue polynésienne se décomposant au fur et à mesure qu’on s’éloigne des régions occidentales et qu’on avance vers l’est. Dans l’ouvrage remarquable qu’un de nos compatriotes, M. Gaussin, a consacré à la langue polynésienne, ce résultat est pleinement confirmé[1]. Certains traits de mœurs, certaines coutumes qu’on trouve seulement en germe dans les archipels les plus occidentaux se développent de l’ouest à l’est de manière à accuser une marche analogue des populations. L’hypothèse d’Ellis brise tous ces rapports, est en désaccord avec tous ces faits ; aussi ne compte-t-elle, je crois, aucun adhérent dont le nom ait quelque valeur dans la science.

Forster, le compagnon de Cook, et notre illustre et malheureux Dumont-d’Urville ont proposé une hypothèse plus hardie et séduisante au premier coup d’œil. Pour eux, la Polynésie serait le reste d’un ancien continent qui aurait jadis communiqué avec l’Asie et en aurait tiré sa population. À la suite de quelque révolution géologique, ce continent se serait affaissé tout entier ; la mer en aurait couvert les plaines et les collines ; les plus hautes montagnes seules, s’élevant au-dessus des flots, constitueraient aujourd’hui les îles de la Mer du Sud. À l’époque de la catastrophe, ces sommets auraient servi de refuge à quelques-uns des habitans primitifs, qui seraient devenus la souche des populations actuelles et seraient restés emprisonnés dans leurs lieux de refuge. — Cette façon d’expliquer les faits aurait l’avantage de conserver les rapports rompus par l’hypothèse d’Ellis, et de s’accorder avec quelques traditions des indigènes. En Polynésie comme partout, ces traditions parlent d’un déluge auquel auraient échappé seulement quelques hommes, devenus les pères de tous ceux qui vivent aujourd’hui. Toutefois l’explication de Forster a aussi contre elle l’anthropologie et la linguistique. En nombres ronds, l’aire polynésienne est environ trois fois grande comme l’Europe, plus grande que l’Asie. Or, si l’une ou l’autre de ces deux parties du monde devenait le théâtre d’un cataclysme analogue à celui qu’a supposé Forster, qui ne voit quel en serait le résultat ? À peu près chaque chaîne de montagnes, transformée en archipel, aurait sa race et surtout sa langue spéciale. En France seulement, les Alpes, les Pyrénées, les Vosges, les Cévennes, nourriraient des populations dont les langages seraient des plus différens, tandis que la Polynésie ne présente que des dialectes

  1. Du Dialecte de Tahiti, de celui des îles Marquises et en général de la langue polynésienne, par P.-L.-J.-B. Gaussin, ingénieur hydrographe de la marine. Cet ouvrage a remporté le prix de linguistique (prix Volney), décerné par l’Institut en 1852. Il a été récemment l’objet d’un rapport détaillé de M. Pruner-Bey, qui en fait ressortir toute l’importance. Voyez les Bulletins de la Société de géographie.