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Sans rechercher si les discours du 4 juillet[1] sont en réalité préférables aux sermons, nous nous bornerons à dire que de longues années se passeront probablement avant que les sympathies de la population de Cuba se prononcent en faveur des États-Unis. Le géant a trop tôt montré ses pieds d’argile. Tout au contraire, non-seulement Cuba, mais Porto-Rico, sont depuis longtemps dans une voie de progrès fort appréciée au dehors, et la meilleure preuve en a été la récente annexion volontaire de Santo-Domingo. L’Espagne n’a fait que recueillir là ce qu’elle avait semé, et j’ajouterai que c’est à tort que l’on attribue cette prospérité exclusivement au maintien de l’esclavage. Tout au plus le fait serait-il vrai de La Havane, où cependant les blancs et les noirs sont en nombre égal, 700,000 de part et d’autre (500,000 esclaves, beaucoup plus protégés par la loi que dans les États-Unis du sud, et 200,000 hommes libres de couleur), tandis que dans nos Antilles la proportion est de 1 à 10. Dans la magnifique île de Porto-Rico, sur 360,000 habitans, on compte 42,000 esclaves seulement et 191,000 blancs employés pour la plupart à la culture des terres ; le reste est mulâtre ou libre de couleur. C’est assez dire combien le travail servile y a peu d’importance relative. Il n’est que juste, en un mot, de reconnaître la sagesse de la politique coloniale si patiemment suivie par l’Espagne dans ses colonies des Antilles, et l’on ne saurait trop lui désirer un nouveau succès dans l’expérience qui va se tenter à Santo-Domingo. Il faut avoir vu cette antique métropole des Indes, telle qu’elle était encore livrée à elle-même en 1860, avec ses rues désertes bordées de palais en ruine, avec ses remparts effondrés, ses vastes cloîtres abandonnés, pour comprendre le triste usage qu’elle avait fait de son indépendance. Là où le vieux Colomb souffrit dans les fers, à peine rencontrait-on de loin en loin quelques rares descendans de la vaillante race qu’il avait guidée à la découverte du Nouveau-Monde ; tout était envahi par une impuissante population de mulâtres abâtardis, dont l’aspect héroï-comique contrastait d’une façon étrange avec les grands souvenirs des temps de la conquête[2]. Cependant l’empreinte très réelle que l’Espagne a laissée partout où elle a régné au-delà des mers n’est pas tellement effacée ici que ce

  1. Anniversaire du jour (4 juillet 1776) où les treize colonies anglaises proclamèrent leur indépendance.
  2. Le commandant d’une frégate française en relâche à Santo-Domingo parcourait avec le consul une liste de visites qu’il se proposait de faire à terre. On arriva au nom de l’amiral de la marine dominicaine. « Il est bon que vous sachiez, dit le consul, que ce brave amiral tient à quelques pas du débarcadère un cabaret très fréquenté par les matelots, de sorte qu’en l’allant voir vous courez grand risque de le trouver occupé à servir à boire à vos canotiers. » Le fait n’était que trop vrai ; l’amiral, en bras de chemise, veillait derrière le comptoir aux intérêts de son commerce.