Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/745

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cette période de l’histoire de la Guadeloupe est assez obscure, et il faut cependant y remonter, si l’on veut saisir la cause première d’une différence marquée entre les populations de couleur de cette île et de la Martinique. On sait déjà que cette dernière, par suite de l’occupation étrangère, n’avait subi aucune interruption dans le régime social auquel étaient auparavant soumises les colonies à esclaves. Sous Hugues, au contraire, les nègres avaient été enrégimentés, ils avaient armé des corsaires, et pris une part glorieuse à toutes les expéditions dirigées contre les établissemens anglais ; ils avaient ensuite énergiquement résisté au joug que l’on voulait de nouveau leur imposer. Lorsque, cinquante ans après, la révolution de 1848 leur rendit cette liberté pour laquelle leurs pères avaient combattu, le souvenir du passé n’avait pas encore eu le temps de s’effacer de leurs traditions. Aussi la transition d’un état à l’autre fut-elle plus scabreuse à la Guadeloupe qu’à la Martinique, et encore aujourd’hui, malgré une plus grande superficie de terres cultivables, malgré une fertilité au moins égale, la Pointe-à-Pitre continue à exporter chaque année environ 5 millions de kilogrammes de sucre de moins que Saint-Pierre. Bien qu’il ressorte de là que la production, c’est-à-dire le travail, n’a pas également repris dans les deux îles, on se tromperait en concluant de ce fait à l’infériorité de la Guadeloupe. Tout au contraire l’avenir lui appartiendrait plutôt qu’à sa rivale, si l’on ne considérait que son amour du progrès et ses tendances ouvertement libérales. C’est chez elle que se sont élevées les premières usines centrales ; c’est elle qui a fait les premières tentatives pour substituer, comme base de recettes, l’impôt indirect à la capitation[1], tandis que, malgré qu’il en ait, et peut-être à cause des différences que nous venons de signaler dans l’histoire des deux colonies, le planteur de la Martinique semble ne pouvoir s’affranchir d’un retour constant vers le passé. Il a réussi, par un habile réseau de décrets, à fixer dans une certaine mesure le nègre à la glèbe, alors qu’à la Guadeloupe on se bornait à la répression pure et simple du vagabondage, et comme

  1. Nous citons le fait pour l’honneur du principe, car la capitation est un moyen efficace de ramener le nègre au travail, au moins à certaines périodes de l’année. Payer sa tête, selon son expression, est toujours pour lui le problème le plus difficile à concilier avec la fainéantise absolue.