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déclina promptement entre les mains de ses faibles successeurs. Au dehors, la Guadeloupe cessa d’être une puissance, et au dedans l’anarchie, que la main de fer du proconsul avait seule contenue, ne tarda point à reparaître. La maladresse d’un gouverneur la fit dégénérer en une insurrection qui laissa pendant plus de six mois la colonie livrée à elle-même. Pour la reconquérir, il ne fallut pas moins que la paix d’Amiens et quelques-unes des vieilles bandes de l’armée du Rhin, commandées par Richepanse, le héros de Hohenlinden. Ce fut la contre-partie de l’expédition de Saint-Domingue, et des deux côtés il faut reconnaître à la révolte des nègres le caractère d’une défense légitime, car l’esclavage était la part que leur réservait le premier consul dans son travail de réorganisation universelle. L’histoire a conservé le souvenir des chefs noirs de Saint-Domingue : à la Guadeloupe, celui qui résista le dernier s’appelait Delgrès. Son nom mérite aussi d’être sauvé de l’oubli, et sa physionomie attache et intéresse tout à la fois dans cette cause, où la justice était malheureusement déshonorée par le brigandage. Sans illusions sur l’issue d’une lutte qu’il avait acceptée, mais non provoquée, il sut s’y distinguer par un courage chevaleresque ; on le voyait par exemple s’asseoir dans une embrasure de canon, un violon à la main, et y braver les boulets ennemis en jouant de son instrument pour animer ses soldats. Forcé dans ses derniers retranchemens, il échappa au supplice par un suicide héroïque. Delgrès ne comptait pas réussir d’ailleurs ; mais il espérait amener la France à la réflexion, à un compromis peut-être, en lui montrant fort et puissant le parti qu’elle voulait de nouveau réduire à la servitude. La réaction qui suivit fut atroce. Toute justice régulière avait disparu, la voix de la passion était seule écoutée ; les nègres furent chassés et traqués comme des bêtes fauves, et non-seulement la potence fonctionna sans relâche, mais on poussa la fureur jusqu’à vouloir renouveler les tortures les plus révoltantes du temps de l’esclavage, la roue, le bûcher, et jusqu’à la cage[1].

  1. Ce supplice, emprunté jadis aux colons anglais, est, grâce au ciel, peu connu. On exposait une cage en fer de sept à huit pieds carrés, à claire voie, sur un échafaud ; on y renfermait le condamné, placé à cheval sur une lame tranchante, les pieds portant dans des étriers. Des liens disposés d’une certaine façon, en maintenant le corps et chacun des membres du patient, empêchaient qu’il ne pût tomber autrement qu’à cheval sur la lame. Pour en éviter les atteintes, le malheureux était obligé de tenir les jarrets constamment tendus. Bientôt la fatigue, la privation de sommeil et d’alimens, le forçaient à fléchir sur lui-même ; mais, selon son énergie et aussi selon la gravité de la blessure, il pouvait se relever pour tomber encore. Afin de rendre cette mort plus cruelle, on plaçait devant le condamné un pain et une bouteille d’eau, auxquels, nouveau Tantale, il ne pouvait toucher. Il fallait avoir véritablement le génie de la torture pour inventer de semblables raffinemens. Un autre genre de mort, plus affreux encore, est raconté par le père Labat : il consistait à passer en quelque sorte l’esclave au laminoir, entre les cylindres du moulin destiné à broyer les cannes !