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par le décret de la convention du 4 février 1794. Hugues, que l’arbitraire embarrassait peu, y pourvut par un arrêté, et l’accompagna d’un ordre de travail dont les termes méritent d’être conservés. Il y était dit « qu’à cinq heures et demie du matin la cloche réunirait les citoyens et citoyennes en un lieu indiqué, qu’à cinq heures trois quarts le chef entonnerait un des couplets de l’hymne républicain, terminé par le cri de vive la république ! qu’il ferait l’appel, et que les citoyens se rendraient ensuite au travail, toujours en chantant, et avec cette gaîté simple et vive qui doit animer le bon enfant de la patrie, qu’à huit heures le déjeuner serait pris sur le terrain à l’exemple des sans-culottes cultivateurs de France, etc. » Le commerce fut de même provisoirement centralisé au moyen de la création d’agences nationales ; toute justice autre que celle des tribunaux révolutionnaires fut suspendue, et de la sorte l’ensemble des pouvoirs, sans aucune exception, se trouva réuni dans la main du redoutable proconsul. On sourit aujourd’hui en lisant, son ordre de travail ; mais certes nul de ses administrés n’eût alors songé à se rendre coupable d’une pareille irrévérence, car la terreur dont son nom les frappait était telle qu’il n’y avait trouble ou tentative de désordre que sa simple présence ne suffit à dissiper. « Il arrivait alors, dit M. Lacour, seul, sans se presser, un cigare à la bouche, les mains derrière le dos, et lorsque l’attroupement ne s’éparpillait point assez vite à son gré, c’était à grands coups de bâton qu’il dispersait les mutins. »

Ce règne despotique dura quatre ans, mais ce fut pour la Guadeloupe une phase véritablement exceptionnelle, si l’on se reporte aux désastres maritimes qui partout ailleurs avaient laissé au Jack britannique l’empire incontesté de la mer. Pendant tout ce temps, cette île fut un foyer de corsaires qui répandaient l’effroi dans la mer des Antilles, et versaient l’or à flots dans la colonie. Des expéditions en sortaient qui enlevaient à l’ennemi Sainte-Lucie, Saint-Eustache, Saint-Martin ; d’autres arboraient victorieusement les trois couleurs à la Martinique, à Saint-Vincent, à la Grenade, à la Dominique, et rentraient impunies au port. L’impression des exploits de Hugues était telle que, malgré la supériorité de leurs forces, les Anglais n’osaient l’attaquer, et grâce à lui, pendant toute la guerre, la Guadeloupe eut l’honneur d’être le seul point d’outremer sur lequel notre pavillon ne cessa point de flotter. Le dictateur dut pourtant abdiquer en 1798, pour aller rendre compte en France des rapines et des concussions qu’on lui reprochait à trop juste titre[1], et le pouvoir créé par son énergique et indomptable volonté

  1. La fin de la carrière de Victor Hugues ne répondit malheureusement point au début. Quelques années après sa rentrée en France, il réussit à se faire donner le gouvernement de la Guyane, et vendit en 1809, avec une facilité qui le fit accuser de connivence, cette colonie à cinq cents Portugais. En 1814, Hugues se fit remarquer par l’énormité de sa cocarde blanche. « Que voulez-vous ? répondait l’ancien jacobin. Les Bourbons sont nos souverains légitimes. » Il mourut aveugle à Cayenne en 1826.