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I

On n’insistera jamais assez sur l’importance capitale de la découverte du sanscrit dans le champ des études ethnologiques et linguistiques. C’est quelque chose d’analogue, bien que dans une sphère plus étendue et moins directement accessible, à ce qu’on put appeler la découverte du grec et de l’hébreu lors de la renaissance. Tout un monde inconnu est sorti des brouillards où disparaissaient les temps anté-historiques, et voilà ce qu’il s’agit de bien comprendre en premier lieu.

Supposons, comme nous y invite M. Max Muller, que le latin ait complètement disparu, soit de l’usage, soit même du souvenir historique, et que, dans une douzaine de siècles, les philologues se mettent à comparer quatre ou cinq idiomes qui, dans le temps, se sont appelés le français, l’italien, l’espagnol, le portugais, et auxquels des découvertes ultérieures auront adjoint, comme autant de congénères, le wallon, le provençal, le grison et le roumain. La comparaison la plus superficielle les amènera bien vite à séparer nettement ce groupe de langues de toutes les autres et à poser à coup sûr cette alternative : ou bien l’une des langues de ce groupe est la mère des autres, ou bien elles proviennent toutes d’un type primitif, d’une langue-mère inconnue. Cela établi, ils se convaincront aisément que la seconde supposition seule est admissible et que très certainement les différentes langues dont il est question ici sont autant de branches projetées dans les diverses directions par un tronc commun, notre latin. Ce tronc leur est inconnu, et c’est l’attrait de l’inconnu qui fera la science dans mille ans d’ici comme aujourd’hui, comme toujours. Par conséquent ils essaieront de se faire quelque idée de ce que pouvait être cette langue-mère fossile, et l’on peut d’avance leur accorder assez de pénétration pour en reconstituer par induction bien des formes et bien des racines.

Ce serait, il est vrai, au prix de bien des labeurs, de bien des hypothèses hasardées et des explications forcées qu’on arriverait à de tels résultats, lesquels souffriraient toujours des tâtonnemens inévitables qui les auraient précédés ; mais que l’on ajoute à cette supposition prolongée celle de la découverte d’une langue qui ne serait pas encore le latin lui-même, le latin tel que le peuple de Rome le parlait sous Auguste, mais qui y toucherait presque ; que l’on admette par exemple que les colonies romaines envoyées par Trajan sur le Bas-Danube eussent produit, dans les premiers siècles qui suivirent leur établissement, une littérature poétique et religieuse bien avant que le français et l’italien, l’espagnol et le portugais