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Cash, que de le voir aborder tour à tour avec le même sang-froid superbe, la même autorité, la même désinvolture, les sujets les plus ardus et les plus divers : médecin profond au chevet de miss Dodd, marin de première classe à bord de l’Agra, attorney subtil et rompu à tous les stratagèmes du métier quand il s’agit d’exposer le procès de Hardie versus Hardie, toujours hérissé d’une technologie formidable, toujours armé dévolutions tranchantes, de théories dédaigneuses, de sarcasmes agressifs, revendiquant en un mot avec un étonnant, aplomb les droits et privilèges d’une supériorité universelle. Il y a là bien positivement une affectation qui peut faire sourire ; mais, remarquons-le, de telles fantaisies ne sont permises qu’au vrai talent, lui seul peut les faire accepter dans la mesure où elles sont acceptables. Or ce privilège du vrai talent, nul ne saurait le contester à M. Reade.

Quant à la question spécialement soulevée par le romancier, — la réforme des asiles d’aliénés, — elle est en vérité trop importante et touche à trop de problèmes divers pour qu’il convienne de la traiter incidemment à propos des dramatiques épisodes de Hard Cash. Elle est d’ailleurs en des mains compétentes, puisque les assemblées législatives de l’Angleterre et. de la France la mettent presque chaque année à l’ordre du jour avec une persistance qui leur fait honneur. M. Reade est fort loin cependant d’avoir, quant à son pays, la conviction que cette sollicitude officielle puisse suffire. Il dénonce hautement depuis les commissioners of lunacy jusqu’aux directeurs des mad-houses et à leurs infimes agens ; il dénonce la loi qui règle leurs attributions, et les magistrats de tout ordre chargés de la faire exécuter. Pour qui sait l’histoire de ces dernières années, la virulence du romancier, qui de prime abord paraît excessive[1], s’explique assez bien par le souvenir d’un procès célèbre qui vers la fin de 1861 remua profondément l’opinion publique anglaise. Il ne s’agissait à la vérité que d’une instance préalable, une de ces enquêtes de lunatico inquirendo par lesquelles on vérifie l’état mental de la personne dont la déchéance civique est réclamée ; mais dans ces occasions où la passion publique est en jeu, il est rare, que la discussion ne franchisse pas ses limites originelles. On ne se demanda plus simplement si M. Wyndham était fou ; il fallut savoir si le jeune patricien que l’opinion prenait sous son égide aurait pu, victime d’une erreur judiciaire, tomber du château paternel au fond d’un lunatic asylum, et savoir aussi, le cas échéant, quel sort lui était réservé. La presse, auxiliaire

  1. M. Charles Dickens, éditeur du recueil périodique où le roman de M. Reade a d’abord paru, s’est empressé de le désavouer pour son compte, et a rendu personnellement hommage au zèle éclairé des commissioners of lunacy.