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Dodd arrive au Cap, et après avoir remis son commandement à l’un de ses collègues, dont l’ignorance, la grossièreté, la couardise forment le plus parfait contraste avec les qualités maritimes qu’il vient lui-même de déployer, il continue sur l’Agra, comme passager, son voyage à la terre natale. Les dégoûts dont l’abreuve son successeur, animé contre lui de la plus basse jalousie, ne le troublent guère aujourd’hui qu’il croit avoir épuisé ses mauvaises chances ; mais, au port même, pour ainsi dire, un destin perfide le guette encore. L’Agra, mal dirigé, va donner par une nuit brumeuse contre les côtes de France, et Dodd, forcé de prendre le commandement, subit de nouveau toutes les péripéties d’un sauvetage qu’il dirige avec son dévouement, son héroïsme ordinaires. Le navire périt, les passagers sont sauvés, le trésor de Dodd est intact. Débarqué à peine cependant, et tandis qu’il se hâte de courir au port le plus prochain pour arriver en Angleterre avant la nouvelle qui peut faire croire a son trépas, le capitaine, que suivent de fort près deux pilleurs d’épaves mis au courant de son secret, se voit sur le point de tomber sous leurs coups. La Providence le tire encore de ce mauvais pas : la Manche est traversée, il a mis le pied sur la terre anglaise, il est à Barkington, dans la ville même où sa famille est établie, à quelques pas des êtres chéris qui l’attendent, et c’est là, quand il a tout droit de se croire sauvé, lorsqu’il touche au but après tant de traverses, que l’attend une dernière catastrophe, la plus terrible de toutes. Ce trésor qu’il a vu tant de fois compromis et qui lui a coûté tant d’angoisses, il a hâte de le mettre en sûreté. Son imagination surexcitée a besoin de repos, ses anxiétés fiévreuses veulent être calmées à tout prix, et justement alors il voit devant lui la maison du banquier le plus riche et le plus estimé de Barkington, un homme que sa prudence, sa solidité proverbiales ont placé aux premiers rangs de sa profession. Investie d’un grand prestige local, la signature de Richard Hardie vaut, aux yeux de Dodd, celle des directeurs de la Banque d’Angleterre. S’il peut déposer quelque part en toute sécurité cet argent dont la possession lui pèse et l’obsède, c’est bien certainement là, derrière cette porte que le hasard offre à ses yeux. Une inspiration soudaine, irrésistible, lui en fait franchir le seuil… Enfin, enfin, sa rude campagne est terminée. Malgré les ouragans et les pirates de la Mer des Indes, malgré les brouillards trompeurs de la Manche et les bandits français, les quatorze mille livres sterling déposées chez Hardie, soigneusement logées dans son coffre-fort, et dont Hardie a donné reçu en bonne et due forme, les quatorze mille livres sterling sont enfin sauvées…

Pas le moins du monde : — jamais cet argent, ce terrible argent n’a été plus compromis.