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son rôle, agitant autour de lui l’espérance et la crainte, objet de convoitises ardentes, de malédictions passionnées, de secrètes angoisses, de joies sans nom. Aux uns il donnera la fièvre du désespoir, aux autres celle de l’ambition : il pèsera, et d’un poids énorme, sur mainte destinée ; il fera le bonheur ou le malheur de ceux-là mêmes qui le méprisent, le méconnaissent ou l’ignorent ; il créera des obstacles et il en fera disparaître ; il rapprochera ceux que la haine séparait, il brisera les liens de la plus étroite amitié. Bref, favorable aux uns, fatal aux autres, tyran pour tous, il aura cette dureté, cette rigidité métallique que prend sous le balancier des monnayeurs l’argent dont il est le symbole. Ce sera bien le hard cash dont parle M. Reade[1], l’argent inflexible et calleux, sur lequel le poinçon s’émousse, rebelle aux plus âpres désirs, impassible devant les cris de la faim, aussi sourd que muet, sans oreilles et sans entrailles, l’argent enfin, le despote universel, l’oppresseur par excellence.


I

Voyez, dans une des rues principales de Calcutta, le capitaine David Dodd arrêté devant le comptoir de banque Anderson frères et Co. C’est tout au plus si le brave homme, — un loup de mer intrépide entre tous, — ose franchir le seuil de cette opulente demeure. Une faillite importante, pas plus tard que la veille, a mis la place en désarroi. Les maisons les plus solides sont en suspicion, et David Dodd a laissé peu à peu s’accumuler chez les banquiers Anderson la totalité des économies qu’il a pu faire comme capitaine au long cours. Sa fortune entière, — ou, pour mieux dire, celle de ses enfans, de sa chère Julia, de son Edward bien-aimé, — doit se trouver là, dans ces coffres-forts impénétrables que la panique a peut-être déjà vidés. Comment sera-t-il accueilli, venant réclamer en bloc les quatorze mille et quelques cents livres sterling qui constituent le précieux pécule obtenu par vingt ans de fatigues et de dangers ? A peine le chiffre formidable a-t-il franchi ses lèvres, que les commis subalternes échangent entre eux un regard consterné. On allègue la nécessité d’en référer aux patrons, et le digne capitaine, plus inquiet que jamais, demeure livré à mille

  1. Il y a dans le titre choisi par M. Reade une sorte de jeu de mots facile à reconnaître, si on le rapproche de la locution familière a very hard case, un fâcheux hasard, une fâcheuse aventure. Ce double sens par analogie de sons est absolument intraduisible et ne mérite guère qu’on le traduise ; nous ne l’aurions pas même indiqué, si l’on ne remarquait là un des traits caractéristiques du talent de l’écrivain anglais, à tout le moins un des procédés qui lui sont habituels.