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à se calciner, il se hâta de la retirer, et me dit d’un air triomphant :

Senhor, o almorço esta pronto (le déjeuner est servi).

J’avais pour table le gazon et une pierre pour siège. Je me jetai avidement sur mon chou pimenté, et, grâce à un jeûne aiguisé par une course de huit heures, je le dévorai assez lestement, au grand contentement de mon amphitryon.

Le chou-palmiste n’est pas sans quelque ressemblance de goût avec le champignon. Les cuisiniers du pays en assaisonnent leurs viandes, et disent qu’il remplace le champignon sans désavantage. Je fis le même accueil à la salade, qui me parut délicieuse. Quelques châtaignes tirées d’une énorme coque et cuites sous la cendre représentaient le dessert. Pendant ce temps, le nègre dévorait ses fourmis en gastronome émérite, et me plaignait sincèrement de ne pas vouloir y goûter.

— Maintenant, me dit-il dès qu’il vit mon repas achevé, si sa seigneurie veut faire sa sieste, je vais lui construire un rancho au pied de cet arbre. J’y déposerai la selle de la mule comme oreiller, et la couverture servira de tapis. Le branchage est épais, le senhor n’aura rien à craindre du soleil, et pourra dormir tout à son aise. Moi, pendant ce temps, je préparerai le dîner. Je me propose de confectionner avec des goyaves que j’ai rencontrées près d’ici, sur le chemin, des doces (confitures) telles que sa seigneurie n’en a jamais mangé d’aussi bonnes, et n’en mangera peut-être jamais. Voyez-vous, senhor, nous autres noirs, nous sommes les vrais enfans de la forêt ; elle a pour nous des caresses que les blancs ne connaîtront jamais. En attendant, je vais construire un piège, et peut-être prendrai-je un tatou ; les terriers ne manquent pas ici. Sa chair est des plus tendres, et sa carapace nous fournira une magnifique assiette. Je ferai cuire sous la cendre des racines que je connais et qui sont aussi délicates que les meilleures batates, et j’apporterai pour dessert des pitangas qui abondent dans le bois. De cette manière nous ne partirons qu’avec la fraîcheur.

L’expérience était décisive, il n’y avait rien à y ajouter. Je déclinai ses offres à son grand étonnement, et nous repartîmes dès que la chaleur eut un peu baissé. J’ai eu depuis mainte occasion de me trouver dans des circonstances analogues, et j’ai dû chaque fois m’étonner des inépuisables ressources que l’homme du désert sait tirer de la forêt. Rien n’empêche donc de mener la vie de voyage dans ces grandes solitudes ; mais sont-elles éternellement destinées à n’être que traversées à la hâte ou à ne voir leur demander asile que des populations errantes et déshéritées ? Quiconque a contemplé la nature vierge est bien vite porté à se demander si l’activité