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Il lui arrive alors d’entendre, le suivant pas à pas, un quadrupède d’assez grosse taille, à en juger par le tapage qu’il fait en marchant à travers bois. « He onça, » répondent invariablement les guides ou les nègres de l’escorte, appelant un jaguar ce qui n’est le plus souvent qu’un chat sauvage ou un renard du pays, (cachorro do mato), comme j’ai pu m’en assurer plusieurs fois en traversant des contrées d’où les onces ont depuis longtemps disparu. Toutefois, si l’on voit les mules manifester quelques craintes et presser le pas, la caravane se serre, les nègres portent la main à leurs coutelas. Quand le bruit se rapproche trop, on tire un coup de carabine, et le voisin invisible s’éloigne en toute hâte, sauf à reparaître plus loin.

C’est surtout au bord des fleuves de la zone torride, à l’embouchure du Rio-Doce, du San-Francisco, du Tocantins, des Amazones, et des immenses affluens de cette mer d’eau douce, alimentée sans cesse par les tièdes ondées des tropiques, que la forêt atteint ses proportions titaniques. Là, les pieds noyés dans des alluvions chaudes et humides, la tête ouvrant ses innombrables pores à toutes les influences bienfaisantes de l’espace, la plante n’est plus ce timide végétal qui attend le retour de l’été pour pousser quelques feuilles ou des bourgeons, c’est une éponge gigantesque, aux allures audacieuses, que des mains invisibles semblent gonfler de tous les sucs que le soleil fait naître sur cette terre incomparable de l’équateur. L’écorce devient souche à son tour, l’humus lui-même devient semence, c’est un tourbillon vertigineux de composition et de décomposition incessantes où la vie et la mort se croisent et s’entrelacent comme sorties du même baiser. Lorsque les branches des deux rives viennent à se rencontrer et font voûte, on croirait assister à une de ces féeriques apparitions que racontent les Mille et une nuits. Ces troncs moussus, contemporains des première âges du globe, ces grottes de lianes, ces chapiteaux de fleurs, ces ténèbres de verdure qui ne laissent pénétrer les rayons du soleil qu’en zigzags capricieux, évoquent à l’esprit des fantômes tour à tour gracieux ou terribles. Ce monde étrange, reproduit dans le miroir paisible, mais indécis, des eaux, vous apparaît alors comme une mer diaphane de feuillages et de parfums : on sent qu’une sève fiévreuse agite et travaille cette végétation puissante, et que la vie ruisselle et déborde de toutes parts.

Si maintenant l’on s’éloigne des chaudes alluvions des vallées pour s’élever vers les plateaux de l’intérieur, on verra la forêt perdre peu à peu son aspect imposant, les arbres leurs formes colossales, la nature son cachet de sauvage fécondité. Par intervalles, un immense bloc de granit élève majestueusement sa tête chauve