Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/559

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

insectes et les épidémies de toute sorte que le soleil semble aspirer de ce limon fangeux, comment songerait-on à créer des établissemens durables dans de telles conditions d’instabilité ? Les rives paraissent aussi fugitives que les flots qui les ravinent sans cesse. Les routes, les canaux, les chemins de fer, sont presque impraticables au milieu de cette sauvage nature. À peine une section est-elle terminée qu’elle disparaît dans une nuit, sous un éboulis de montagne ou sous l’effort d’un torrent qu’a fait naître un orage du solstice. En face de telles difficultés, on serait tenté de désespérer de l’activité humaine, si l’exemple de l’Amérique du Nord ne venait nous apprendre que le dur génie de la race anglo-saxonne a eu à lutter avec les mêmes obstacles et qu’elle les a vaincus.

Ces pluies diluviennes, qui donnent tant à réfléchir au colon, ne sauraient tirer l’Indien de son insouciance. Il a cependant à passer quelquefois des momens difficiles, les œufs de tortue lui font complètement défaut ; mais il sait qu’il se rattrapera un jour. Vient-il à être débordé par une inondation subite, il regagne sa pirogue et se laisse aller au courant. Bientôt il aborde un monticule ou une île que des alluvions récentes, entremêlées de terre, de troncs et de roches, ont improvisée au milieu du fleuve. D’étranges habitans peuplent déjà cette solitude. Les animaux les plus disparates y sont également venus chercher un asile, oubliant leurs craintes et leur faim sous l’impression d’événemens qui menacent leur existence. Quand les eaux se sont retirées, chacun va chercher fortune de son côté. Le peau-rouge regagne sa hutte, l’oiseau essaie si ses ailes humides peuvent le soutenir dans les airs, et le jaguar redescend dans la vallée à la poursuite du cerf qui naguère frissonnait immobile tout près de lui.

C’est dans la dernière quinzaine de décembre ou la première de janvier qu’ont lieu d’ordinaire les plus grandes inondations. D’épaisses vapeurs s’élèvent alors de toutes parts et alourdissent l’atmosphère. Les nuages qui courent dans l’espace n’envoient plus que des reflets grisâtres et fiévreux. Viennent-ils à s’ouvrir, la pluie, qui tombe par colonnes serrées, forme comme une immense grille de cristal qui recouvre les montagnes et les forêts. Par intervalles on voit reparaître les rayons de ce soleil chaud et ardent de l’équateur, et aussitôt le ciel de reprendre ses teintes d’azur. Les vallées puisent une énergie nouvelle dans les débris de toute sorte que leur apportent les eaux des collines, et quelques mois plus tard, quand les picadas sont redevenues praticables, le voyageur peut contempler à son aise cette nature des tropiques dans toute, sa magnificence.

Rien de plus saisissant que le spectacle d’une de ces forêts vierges