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orages du solstice jettent tout à coup à la surface du sol des masses de vapeurs que les alizés poussent vers les Andes et que la cordillère renvoie à l’Océan. Bientôt le moindre ruisseau devient torrent. Dans les contrées montueuses, les terres, délayées par l’action des pluies, se changent en boue. Les arbres des rives sont entraînés à leur tour. Arrives au but de leur course et trouvant leur embouchure barrée par les eaux du fleuve, ces torrens improvisés s’épandent en nappes profondes sur le fond de la vallée et la changent en lac. Les grandes plaines voient se reproduire les mêmes phénomènes, mais dans des proportions quelquefois désolantes. Les rivières qui sillonnent ces immenses bassins, bien que d’un cours moins impétueux, acquièrent bientôt un énorme volume, et entraînent non plus des arbres, mais des forêts entières. C’est alors une vague irrésistible qui dans ses brutales colères chasse devant elle les îles qu’elle a déposées les années précédentes et les jette pêle-mêle au milieu des sables et des débris de montagnes que roulent ses flots fangeux. Les bords flottans et indécis de cette mer houleuse s’avancent dans les terres voisines et couvrent d’immenses espaces. Les touffes d’arbres qui surnagent comme autant de panaches verdoyans rappellent seuls que ces eaux vagabondes appartiennent à un fleuve sorti de son lit. Parfois il arrive qu’un ouragan, poussant devant lui un pan de forêt, rencontre un courant en sens inverse, le pororoca, marée de l’Atlantique. Les deux flots se heurtent, tourbillonnent sur eux-mêmes et cherchent à se confondre au milieu d’effroyables tempêtes. Quand les vagues se sont retirées, on peut juger de la hauteur qu’elles ont atteinte par les débris arrachés aux sommets des arbres gigantesques qui bordent les rives. Il se produit alors un phénomène étrange. Certaines branches peu élevées, mais robustes comme la plupart des plantes ligneuses qui naissent sous les tropiques, soutiennent une énorme roche sur laquelle s’épanouit une végétation nouvelle. D’autres, plus hautes et non moins solides, supportent comme une grossière charpente de poutres non équarries et offrent l’aspect de jardins suspendus. On dirait des dolmens druidiques ou des constructions cyclopéennes perdues dans le désert. Ce ne sont cependant que les suites naturelles de l’inondation. Des troncs déracinés, des blocs de pierre arrachés aux flancs des collines et entraînés par les torrens ont été retenus au passage et ont arrêté à leur tour la terre végétale ; l’eau et le soleil ont fait le reste.

Aucun écueil n’est plus redoutable que celui-là pour les efforts de la colonisation dans les plaines de l’équateur. Il est des époques où les contrées les plus fertiles, les bords des grands fleuves sont à peu près inaccessibles à l’Européen. Sans compter les fièvres, les