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me semble lui manquer en réalité : je veux parler du tabou. Ce mot désignait d’ordinaire une proclamation faite par les prêtres au nom de la divinité et déclarant qu’un lieu, un objet, un homme devaient être respectés par tous ou par une partie des citoyens. C’était là le tabou religieux. Il entraînait des conséquences variables. — S’il s’agissait d’un lieu taboué d’une manière absolue, personne ne pouvait y entrer ; si le tabou tombait sur un mets, personne ne pouvait en faire usage ; s’il s’adressait à un homme, personne ne pouvait le toucher sans devenir lui-même taboue. — Cependant le tabou pouvait être temporaire. Dans plusieurs îles, les champs de taro étaient taboues depuis une certaine époque jusqu’à la récolte, — Il pouvait aussi ne s’appliquer qu’à une classe d’habitans. Les moraï, qui servaient à la fois de temples et de lieux de sépulture provisoire, étaient taboues pour les femmes. Elles n’y pénétraient que dans des circonstances très rares, et alors on avait soin d’étendre des nattes partout où elles devaient passer pour que leur pied ne foulât pas le sol qui leur était interdit ; puis on brûlait ces nattes de peur que le pied de quelque femme ne souillât de son contact quelques parcelles de la terre sacrée.

Le tabou se prenait aussi dans le sens d’impur. — La femme qui venait d’accoucher était tabouée. On lui construisait une cabane à part où son mari seul pouvait entrer. Cette sorte de tabou était parfois très pénible. Le chef lui-même qui en était frappé se trouvait momentanément dépouillé de toute autorité et comme retranché de la société. Il devait rester chez lui seul, immobile, et ne pouvait pas même se servir de ses mains pour prendre sa nourriture ; on la lui donnait comme à un enfant, et les ustensiles employés à cet usage devaient ensuite être brûlés. Il est vrai qu’on levait le tabou appliqué sous cette forme à la suite de certaines cérémonies et d’offrandes faites aux prêtres. Souvent aussi le tabou était purement civil et équivalait alors à une simple interdiction. Par exemple un chef, un simple particulier tabouait son champ, c’est-à-dire mettait un signe indiquant qu’on ne devait pas y entrer. Il va sans dire que ce tabou individuel n’était souvent pas plus respecté que ne le sont les défenses de même nature faites par les propriétaires européens. Tout dépendait du degré de crainte inspirée par l’auteur de la défense.

Tels étaient les effets principaux et les principales formes du tabou. Or, à ne considérer que les résultats, on trouve chez nous-mêmes le tabou à chaque pas. Nos promenades, nos jardins, nos édifices publics, sont remplis de lieux taboués par des ordonnances de police ; le gibier est taboué quand la chasse est défendue. C’est là pour nous le tabou civil ; mais on ne manque pas davantage