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Forster, on en trouvait de 30 à 40 mètres de long. Pour les manœuvrer, il fallait 140 pagayeurs, 8 pilotes, 1 chef de chiourme, et la plate-forme ne portait que 30 guerriers. Le développement de cette marine de guerre était considérable. Lors du premier voyage de Cook, l’île de Tahiti pouvait, au dire de Forster, réunir 1,200 hommes doubles pirogues et 600 navires légers, montés en tout par 27,000 hommes.

L’habitat entièrement pélagique des Polynésiens a certainement contribué au développement de leur industrie maritime. La même cause a pu influer aussi sur l’extension qu’avait prise chez eux l’usage de la chair humaine. On a retrouvé le cannibalisme de la Nouvelle-Zélande aux Marquises, et si aux Sandwich il n’était plus qu’accidentel, il ne soulevait du moins aucune répulsion. À Tahiti seulement, il avait complètement disparu ; mais dans les sacrifices humains que les Européens purent observer là, comme ailleurs, le grand-prêtre offrait l’œil de la victime au roi, qui ouvrait la bouche comme pour l’avaler. Il est impossible de ne pas voir dans ce signe la trace d’un ancien usage aboli par la douceur croissante des mœurs, et du reste les traditions locales ne laissent sur ce point aucun doute. Tous les Polynésiens ont donc été primitivement plus ou moins anthropophages, et quelques-unes de leurs tribus, les Néo-Zélandais par exemple, ont égalé les autres peuples en tout ce que nous apprend l’histoire sur ce triste sujet.

Quelle cause a pu faire naître, exagérer ou affaiblir dans cette race l’idée de se repaître de la chair de ses frères ? On peut répondre d’une manière au moins plausible à cette triple question. Que l’anthropophagie ait eu souvent son point de départ dans des idées perverties de religion, c’est ce qu’atteste l’histoire d’une foule de peuples. Que telle ait été l’origine du cannibalisme en Polynésie, c’est ce qui me semble démontré par les vestiges qui en restaient dans les cérémonies religieuses des Tahitiens. Le simulacre de l’acte s’est conservé là où l’acte même avait pris naissance. Le point d’honneur, la superstition, se sont sans doute ici, comme ailleurs, ajoutés au culte pour étendre les applications d’une coutume primitivement restreinte. On a voulu manger son ennemi par vengeance en même temps qu’on croyait, en se repaissant de sa chair, hériter des qualités qui l’avaient rendu redoutable ; mais à toutes ces raisons qu’on retrouverait chez plusieurs peuples, les Polynésiens en joignaient sans doute une de plus, et celle-ci était toute physiologique. L’homme est un être omnivore. Pour se nourrir, il lui faut des alimens variés, et en particulier de la chair. Or dans les îles basses et peu étendues, où la pêche était peu abondante, le cocotier et l’arbre à pain nourrissaient à peu près Seuls les habitans ; dans la Nouvelle-Zélande, dont le climat rigoureux ne laisse croître spontanément qu’un petit nombre de plantes alimentaires, et où la chasse n’offre que bien peu