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de sang méridional. « L’odeur du vin et des viandes me répugne, dit-elle quelque part, habituée que je suis au parfum des bruyères et à la senteur résineuse des pins. » Après avoir promis à Isabelle de ne pas lui couper le cou et l’avoir plusieurs fois défendue contre ses ennemis, elle se donne à elle « pour esclave, pour chien, pour gnome ! Il y a bien d’autres contresens : entre autres, les délicatesses de Lampourde, qui devient l’admirateur et l’âme damnée de Fracasse, parce qu’il s’est battu en maître d’armes consommé, et qui rapporte avec force discours l’argent reçu pour le meurtre de ce héros invincible. L’excellent bandit cite, comme un raffiné de la cour, les vers de Malherbe ; il rappelle la Durandal de Roland, la Tisona du Cid, la Hauleclaire d’Amadis de Gaule, et parle de la déesse, de l’Iris, de la « non pareille beauté qui le retient captif dans ses lacs. » Les comédiens et les nobles personnages du roman n’ont pas un autre langage, sinon quand l’écrivain leur donne le ton moderne, et les initie aux tours poétiques de notre époque. Isabelle dit que les âmes sœurs finissent par se retrouver. Il n’est pas jusqu’à la soubrette de comédie, Zerbine, qui ne choque la vraisemblance en laissant échapper une phrase telle que celle-ci : « Sans ce rayon d’art qui me dore un peu, je ne serais qu’une drôlesse vulgaire comme tant d’autres. » Enfin l’auteur ne nous montre guère que le pavé de Paris : il n’entre ni dans l’intimité de la ville ni dans celle de la cour. On n’aperçoit la figure de Louis XIII que derrière la fenêtre d’un carrosse ; ce qui nous est offert, c’est presque uniquement l’envers du siècle, le monde du Roman comique. Eh bien ! pour ressusciter ce monde-là, si M. Gautier voulait s’y hasarder, un volume, et non des plus gros, suffisait amplement. Ce que le genre comportait, c’était, de peur d’ennui et de froideur, une œuvre de courte haleine, quelques teintes de pastiche posées d’une main légère : en cela aussi M. Gautier, selon nous, s’est mépris.

Avant Scarron, Quevedo, Cervantes, Mateo Aleman et l’auteur de Lazarille de Tormes, en Espagne, avaient créé la littérature picaresque et en avaient laissé des modèles achevés ; après lui s’épanouit dans Gil Blas la verve intarissable de Lesage. Quelle imagination et quelle ironie charmante dans tout cela ! Et, pour ne citer que deux des chefs-d’œuvre secondaires de Cervantes, comme le dessous de la société est peint avec une sobre vigueur dans la nouvelle intitulée Rinconete et Cortadillo et dans cet inimitable Dialogue des deux chiens Scipion et Bergança, qui suffirait seul à illustrer un autre homme que l’auteur de Don Quichotte ! Le Roman comique de Scarron, bien que d’un art et d’une importance moindres, brille, dans sa verve narquoise, par mille traits ingénieux qui s’éloignent du burlesque et atteignent à la gaîté satirique. Scarron avait un but en vue, lorsqu’il écrivait ce livre : tout bouffon qu’il fat, ou mieux parce que le bouffon en lui était principalement une forme de l’esprit caustique, il prisait peu les ouvrages sottement romanesques de son temps. Scarron, devançant Boileau, s’est moqué, par la parodie et par l’allusion, de ces héros de roman qui tenaient un langage si emphatique et si déplacé. Dans cette tâche louable et difficile plus qu’on ne saurait dire, il a mérité d’être comparé à Molière. Qui ne se rappelle la page où le pauvre poète Ragotin, « le plus grand petit fou qui ait couru les champs depuis Roland, » offre de lire aux comédiens