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qu’il sait créer, ce qu’il nous montre, c’est un ensemble de figures vivantes, énergiques, qui se meuvent hardiment selon les lois de la vraisemblance et de la raison. » Tel n’est pas le roman de M. Gautier ; la réalité oiseuse, la vaine archéologie y débordent.

Pour suffire à toutes les nuances, à tous les détails qu’il veut rendre, sans oublier une rainure dans une solive ni un grain de poussière sur une table, M. Gautier emploie un style hérissé de mots saugrenus. Tantôt ce sont des toits d’ardoises « délicatement imbriqués et papelonnés ; » c’est le crépi d’un mur « tombé par écailles, comme les squammes d’une peau malade ; » c’est, dans une peinture, un ciel « passé de couleur et géographie d’îles inconnues par l’infiltration des eaux de la pluie. » Tantôt il s’agit d’un paysage « livide et ponctué de corbeaux ; » ces corbeaux, s’abattant sur une rosse crevée, commencent leur festin charogneux. Des maisons indigentes et sales sont comparées à des ventres ouverts laissant couler leurs entrailles. Le livre de M. Gautier est plein d’horrifiques descriptions, et à ce propos il y faut relever, entre autres excès de style archaïque, des emprunts trop nombreux au vocabulaire de Rabelais.

Mais n’est-ce pas un pastiche du style de l’époque ? Oui et non. M. Gautier s’est bien proposé de tenter ce pastiche, et il nous avertit que les personnages du roman parleront la langue de leur temps ; or ils vivent sous Louis XIII. On peut remarquer d’abord que ce langage outré, se répétant sans cesse tout le long du livre, finit par lasser l’esprit. De plus il arrive à M. Gautier de confondre les styles dans la bouche du même personnage et de mêler aux vieilles expressions des expressions toutes modernes. Il use lui-même tour à tour du style d’alors et du style d’aujourd’hui, comme il lui plaît et par brusques saccades. Ensuite, dès qu’il s’agit d’exactitude, que signifient ces bribes de Rabelais semées ça et là ? Aussi l’exactitude de l’écrivain est-elle parfois très contestable : il ne reproduit pas scrupuleusement une époque, une langue, une littérature ; il réunit dans une espèce de mosaïque littéraire, avec un zèle singulier, des fragmens disparates pris de côté et d’autre. Il ne se moque pas de l’objet de son pastiche, il s’y complaît. On n’est donc récompensé de la peine qu’on s’est donnée à cette lecture ni par l’homogénéité de la langue, ni par une idée satirique ; on est tout bonnement en présence d’une langue macaronée où l’auteur a introduit tous les mots baroques, toutes les façons de parler obsolètes (nous dirions surannées) qu’il avait recueillies et gardées par-devers lui. Il prodigue l’archaïsme désagréable ou inintelligible pour la plupart des lecteurs ; dans Rabelais, il ira chercher les grains de verre et se souciera peu des diamans qui brillent du feu de la pensée. Comme au temps où il défendait chez les Grotesques « la saillie hasardeuse, le mot forgé,… la métaphore hydropique, » le mauvais goût l’enchante « avec son clinquant qui peut, dit-il, être de l’or. » Veut-on une preuve à l’appui de cette assertion ? Qu’on se reporte à la seconde page du roman, on y lira une fidèle imitation des fameux vers de Théophile, dans Pyrame et Thisbé, si justement ridiculisés par Boileau :

Ah ! voici le poignard qui du sang de son maître
S’est souillé lâchement : il en rougit, le traître !