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et avec une haute raison, les limites essentielles de la peinture et de la poésie, ou, en prenant la question dans le sens le plus large, les différences capitales qui s’opposeront toujours à la confusion de la littérature avec les arts plastiques. Eh ! que nous fait d’ailleurs la copie des choses, fût-elle exacte, si elle n’est point illuminée par la pensée de l’artiste, si aucune de ces choses n’éveille en lui une passion profonde, et si ce beau vers de Virgile :

Sunt lacrymoe rerum et mentem mortalia tangunt


semble rester pour lui lettre close ? Dans ce milieu artificiel, tout s’énerve : là s’évanouissent en fumée les qualités natives, là se perd l’originalité de l’écrivain.

Il est temps d’en finir avec tous ces petits paradoxes qui ne peuvent rien pour l’art, et que ne recommande plus auprès des gens naïfs l’attrait de la nouveauté. M. Gautier lui-même succombe sous le poids de ces lourdes étoffes et de ces antiques ferrailles remuées en vain par lui. Le château de la Misère, où il loge son héros dans le roman du Capitaine Fracasse, ce manoir croulant en ruine avec son jardin encombré de ronces et de plantes parasites, où tout est caduc et dégradé, où le marbre des statues s’écaille, n’est-il pas l’emblème de la littérature de M. Gautier, qui s’en va pièce à pièce, et qui n’est déjà plus qu’un débris voilé de végétations bizarres ? Quittons ces images… Que sert d’avoir étudié les ressources des vocabulaires spéciaux et recueilli maint archaïsme plus ou moins heureux, si l’on s’use dans ce labeur, si l’on ne trouvé pas sous sa plume cette expression vive, nette, primesautière, qui renouvelle la langue en ne la malmenant pas, et qui n’est qu’un tour individuel ajouté au fonds populaire, qu’un rafraîchissement de la vérité par le style et par une verve jeune et spontanée ? Dans ce livre, qui est comme le résumé de sa vie d’artiste et comme une protestation personnelle, M. Gautier manque de verve, d’entrain et de chaleur : son esprit ne jaillit pas de source, il coule goutte à goutte. En un mot, l’écrivain ne possède plus cette espèce de fougue juvénile qui palliait jadis chez lui l’indigence de la pensée. L’œuvre trahit partout l’effort de l’ouvrier.

Le château de la Misère, où nous introduit l’auteur, est une gentilhommière située en Gascogne, au milieu des landes. Le portrait du jeune baron de Sigognac, le maître du château, resté seul avec un vieux domestique, un chat et un chien, dans ce manoir fantastique, et revêtu des habits troués et trop larges de son père, ne manque pas d’un certain charme mélancolique. En voyant Pierre, l’unique serviteur et l’unique ami du baron, préparer le maigre repas de chaque jour dans cette maison silencieuse, on songe tout de suite au jeune laird de Ravenswood et au fidèle Caleb, peints d’une si touchante façon dans un des plus beaux romans de Walter Scott. L’impression reçue va s’effacer bien vite ; le goût de M. Gautier ne l’entraîne pas dans la voie ouverte aux Walter Scott ou aux Dickens. Une troupe de comédiens arrivant dans un chariot traîné par des bœufs comme aux temps antiques, et demandant l’hospitalité pour la nuit, arrache le baron de Sigognac aux tristes pensées nées de l’isolement et de l’indigence.