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fidèle, est également dans l’intérêt de tous. L’Occident ne doit ni se dissimuler ni méconnaître une puissance avec laquelle il peut être appelé à se mesurer ; mais il importe peut-être encore davantage au gouvernement russe de renoncer à des fictions hardies qui risquent de l’entraîner au-delà du but. Il semble défier l’Europe en usant du prestige d’une grandeur singulièrement surfaite : ce fantôme prend dans le lointain des proportions colossales, mais qui ne tardent point à s’amoindrir au rude contact de la réalité. L’exemple des dangers que ces fictions créent à la Russie elle-même est tout près de nous. Il suffit de remonter à la guerre d’Orient, commencée en 1854 et terminée en 1856.

Au moment où éclatait cette guerre, l’empereur Nicolas s’était laissé entraîner à une résistance impossible, dans l’espoir de fasciner le monde par l’étalage d’une puissance d’emprunt ; l’histoire dira ce qu’un tel rêve lui a coûté. Cependant la Russie était plus forte alors qu’elle ne l’est aujourd’hui ; elle semblait organisée pour la conquête, elle avait fait par avance provision d’hommes et d’argent, comme le disait avec raison à cette époque un économiste éminent ; elle possédait une armée plus nombreuse et mieux aguerrie ; ses finances justifiaient déjà certaines inquiétudes, mais non de graves alarmes, et l’inflexible volonté de l’empereur ne rencontrait sur toute la surface d’un immense territoire qu’une obéissance aveugle et résignée. La Pologne et ses anciennes provinces réunies à l’empire n’étaient point en feu ; l’émancipation des serfs, cet acte mémorable du gouvernement d’Alexandre II, qui donnera plus tard de grands résultats, n’avait point ébranlé pour le moment les bases accoutumées de la production et du revenu public. La Russie n’était pas entrée dans cette période périlleuse de transition où les bénéfices de l’ancien ordre des choses disparaissent sans que l’ordre nouveau ait encore pu produire les fruits autrement salutaires et abondans qu’il est permis d’attendre de l’avenir. Cependant une guerre de peu d’années a suffi pour amener les conséquences que l’empereur Nicolas repoussait en 1854 avec une arrogante incrédulité. Les lecteurs de la Revue n’ont certainement pas perdu le souvenir des pages fortes et brillantes consacrées, il y a dix ans bientôt[1], aux finances de la guerre. Le gouvernement russe essaya vainement de contredire, par l’organe d’un écrivain habile, M. de Tengoborski, des calculs que l’expérience a pleinement justifiés ; en effet, après avoir réuni avec peine les moyens de fournir deux campagnes, à la troisième il reconnut la nécessité de la paix.

Depuis 1854, les finances de la Russie ont-elles justifié les prévisions

  1. Par M. Léon Faucher, 15 août, 1er septembre et 15 novembre 1854.