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ne craignez-vous pas de pulvériser le corps social au moment où il a besoin de toute sa force de résistance contre l’athéisme et la démagogie ? Ne voyez-vous pas le dernier terme où conduit votre théorie du christianisme individuel ? De nuance en nuance, de séparation en séparation, l’individu finit par se trouver seul avec lui-même, et, chacun étant église pour son compte, il n’y a plus d’église. « Hélas ! répond Vinet, je voudrais que cette peur eût plus de fondement. On réclame contre l’individualité en faveur de la société sans voir que c’est parce que l’individualité est faible que la société l’est aussi, sans voir que les pertes de la première ne pourraient qu’appauvrir la seconde… Jusques à quand s’obstinera-t-on à confondre l’individualité avec l’individualisme ? Si la vraie unité sociale est le concert des pensées et le concours des volontés, la société sera d’autant plus forte et plus réelle qu’il y aura en chacun de ses membres plus de pensée et plus de volonté. » Sur cette nécessité de fortifier l’individu, Vinet est vraiment intarissable. Du début à la fin de sa carrière, cette inspiration ne l’abandonne jamais. C’est l’âme de sa vie entière, l’âme de tous ses ouvrages. Longtemps avant que le socialisme, sous ses formes diverses, eût révélé une des plus mauvaises tendances de nos jours, l’observateur chrétien, du fond de sa retraite, n’avait cessé de jeter son cri d’alarme. Toute religion d’état lui semblait une préparation au socialisme moderne, c’est-à-dire à la promiscuité des consciences sous un despotisme niveleur ; relever les énergies individuelles par la liberté, par la responsabilité morale, était à ses yeux la grande affaire de notre siècle.

Tandis que l’Essai sur la manifestation des convictions religieuses soulevait une polémique des plus vives, l’auteur, quoique toujours sur la brèche, revenait à ses chères études de littérature. L’esprit ne court-il pas quelque danger à s’enfermer dans des luttes théologiques ? Vinet semble le croire, car il a écrit quelque part : « Mieux vaut souvent, pour la vie religieuse du cœur, être marchand, artiste, géomètre, que d’être théologien. » Cela veut dire sans nul doute que la fleur de l’âme peut se flétrir dans les recherches épineuses, et qu’il la faut réserver cette fleur à l’invisible maître ; or, de tous les domaines salubres où l’âme s’épanouit au soleil, il préférait le vaste champ de la poésie et de l’art. Il avait même des raisons toutes chrétiennes pour aimer de plus en plus la haute imagination ; persuadé que le monde ne peut s’expliquer sans quelque grande catastrophe primitive, il voyait dans la poésie un effort sublime pour réparer la chute, pour créer un monde meilleur et consoler l’ange déchu. « Il n’y avait pas de poésie dans Éden. Poésie, c’est création ; être poète, c’est refaire l’univers, et qu’est-ce que l’homme