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que sans l’action d’un foyer sans cesse renouvelé la force créatrice languit, qu’en dehors des arènes où se livrent les combats de l’intelligence il peut se rencontrer de sérieux talens, mais point de maîtres, point d’esprits victorieux et appelés à régner. C’est en ce sens qu’on a répété les paroles de l’orateur latin : « urbem, urbem, mi Rufe, cole, et in ista luce vive ; la ville, la ville, mon cher Rufus ! c’est la lumière où il faut vivre. » Rien de plus vrai, s’il s’agit seulement de la fleur de la pensée. Qui pourrait méconnaître l’ardeur et la variété de la vie dans une grande ville ? Qui voudrait nier la fécondité d’une atmosphère subtile et chaude où se croisent tant de courans invisibles ? Je dirai donc très volontiers : Rien ne peut remplacer pour l’esprit le contact des esprits ; mais j’ajoute aussitôt : Non, rien, si ce n’est une grande foi, de hautes idées acceptées avec ferveur, méditées avec ravissement, développées et défendues avec une persévérance d’apôtre. Et quand cette veine morale se rencontre quelque part, j’aime mieux que ce soit dans un asile modeste, afin qu’on y aperçoive mieux ce que nous sommes trop portés à oublier : les devoirs et les droits de la conscience, la force et la dignité de la vie individuelle.

Tel est le spectacle que nous offre la destinée d’Alexandre Vinet, un des plus nobles penseurs de nos jours, un croyant né pour agir, et qui, du fond de sa retraite, a su agir en effet, non sur la foule assurément, mais sur quelques-uns des meilleurs de ses contemporains, sur une part de l’élite intellectuelle et morale du XIXe siècle. À Bâle et à Lausanne, Vinet a écrit, enseigné, combattu : il a travaillé à des journaux de Genève et de Paris ; malgré une modestie qu’on peut appeler excessive, il a vécu sur la brèche, et, si porté qu’il fût à se défier de ses forces, il tirait tout de lui-même. Qui le soutenait ? Une foi pure et vive. C’était un des vrais chrétiens de notre société philosophique, un homme dont le christianisme éclairait toutes les pensées, animait toutes les paroles, pénétrait l’existence tout entière.

Je voudrais dessiner cette intéressante physionomie telle qu’elle apparaît de plus en plus aux observateurs attentifs. Nos lecteurs connaissent déjà chez Vinet le critique et l’historien littéraire[1] ; le moment est venu de peindre l’homme tout entier, l’homme d’étude et l’homme de combat. Ses nombreux écrits, rassemblés depuis sa mort, nous ont appris bien des choses que la France ne soupçonnait point. Il y a eu des orages dans cette existence solitaire. Ce maître si fin et si doux a été obligé, en pleine république protestante, de défendre les droits de la conscience chrétienne. Cité en

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1837.