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calculer la portée de cet aveu naïf, que les dieux n’auraient pas été des dieux pour les Grecs, si leurs corps n’eussent offert « des modèles accomplis de force, de souplesse, de grandeur, de majesté et de beauté ; » mais il ajoute aussitôt que ces sculpteurs ne cherchèrent jamais leurs modèles hors de la nature et qu’en toute occasion ils ne s’appliquèrent qu’à choisir, « Jeunes artistes, s’écrie-t-il dans son langage ardent et enthousiaste, jeunes artistes, choisissez les formes les plus parfaites ; la science et le goût peuvent faire d’un modèle ordinaire un modèle accompli, montrez aux siècles à venir l’homme de la nature, l’homme de l’éternité. » Choisir, soit, il le faut bien, et les plus furieux réalistes choisissent à leur insu ou le sachant ; mais le mot et la chose sont gros de conséquences dont s’accommode mal la théorie de la pure imitation. Choisir parmi les formes de la nature, prendre celle-ci, rejeter celle-là, c’est se constituer juge de la nature, s’est se placer au-dessus d’elle, et si les Grecs ont choisi, s’ils ont jugé la nature, c’est qu’ils l’ont dominée et ont appelé au secours de leur génie d’autres facultés que celle de voir.

L’auteur des Recherches, sur l’Art statuaire n’aperçoit pas cette conséquence de son idéalisme inconscient. À l’appui de sa théorie du beau visible et contre la doctrine du beau idéal conçu ou tout au moins reconnu par la raison, il invoque l’autorité assurément la plus inattendue, celle de Platon lui-même. Il se permet, à l’endroit du texte de la République et des autres dialogues du disciple de Socrate, toute sorte de libertés philologiques, non cependant qu’il attribue à Platon la fameuse formule : le beau est la splendeur du vrai, il était réservé à d’autres de prêter gratuitement à Platon cette phrase qu’il n’a jamais écrite, qui n’est même pas dans l’esprit de son système, et que tant de gens se repassent de main en main, sans s’inquiéter d’en vérifier l’origine. Ce n’est pas par voie d’addition, c’est par voie d’interprétation qu’Émeric David altère l’esthétique platonicienne. Le commentaire qu’il en donne repose sur un contre-sens énorme. « Dans le système de Platon, écrit-il, les formes devenues propres aux divers corps avaient existé avant le monde, visible. Toutes les idées, c’est-à-dire les modèles éternels de toutes les choses, étaient dans l’intelligence divine avant la création… Platon se servit le premier du mot idea, idée ; il le forma de eidô., je vois… Si les Grecs par conséquent eussent associé le mot idéal au mot beau, ce mot d’idéal venant d’eidô, je vois, le nom de beau idéal, conforme aux opinions des Grecs sur l’imitation de la nature, aurait signifié le beau que l’on voyait ou qu’on aurait pu voir le beau visible. » Il est impossible de prendre avec une plus tranquille assurance le contre-pied de la vérité, Nous n’avons pas à exposer ici la théorie des idées de Platon : on la trouvera élucidée