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Emeric David a donc raison de ne pas réprouver les canons et de penser que la sculpture grecque dut à ces modèles classiques une partie de sa perfection. Les pages où il a traité ce point délicat sont les meilleures de son ouvrage ; mais en même temps qu’il loue les Grecs d’avoir su consulter ces types abstraits et convenus, il dit ou plutôt il répète à satiété que l’art-grec, du premier jour de sa vigueur a la première heure de sa décadence, eut pour règle invariable l’imitation exacte, la reproduction fidèle de la nature. Comment concilie-t-il ces deux propositions, dont l’une est la joie et l’autre l’horreur du réalisme ? Pendant qu’il se flatte de les concilier, il ne cesse de sacrifier la doctrine esthétique de l’imitation pure à une doctrine plus élevée et plus vraie. Il annonce que les Grecs ne s’inspirèrent jamais en sculpture que de la seule vue de la nature, et les raisons qu’il accumule démontrent que ces artistes ne se sont jamais contentés du seul témoignage de leurs yeux. C’est ici le moment de mettre en pleine évidence cette contradiction d’Émeric David, laquelle se retrouve au fond de la plupart des théories de nos prétendus réalistes.

Il est une vérité aujourd’hui définitivement acquise à l’histoire de l’art : c’est que les artistes grecs, ayant eu dès le principe à représenter des dieux, et dans la personne plastique de ces dieux des facultés surhumaines, furent conduits à ennoblir le corps de l’homme et à en rechercher le type le plus parfait, afin que le signe expressif fût autant que possible digne du caractère exprimé. À cet égard laissons de côté l’avis des philosophes, que tant d’esprits sont enclins à suspecter. Pour le moment, contentons-nous d’écouter Goethe dans une de ses conversations avec Eckmnann[1], Goethe, aujourd’hui consulté et accepté comme un oracle sur les questions d’esthétique. « Celui qui veut faire quelque chose de grand, dit-il, doit avoir amené son développement intérieur à un point tel que, comme les Grecs, il soit en état d’élever la réalité étroite de la nature à la hauteur de son esprit, afin d’être capable de faire une réalité de ce qui, dans la nature, par suite d’une faiblesse intime ou de quelque obstacle extérieur, est resté à l’état d’intention. » Telle avait été l’opinion de Winckelmann, de Mengs et de Lessing ; telle a été depuis celle de M. Vitet, de Gustave Planche, de M. Beulé (pour continuer à omettre les philosophes de profession). Émeric David n’aurait pu, sans nier l’évidence, soutenir que les sculpteurs grecs avaient infligé à leurs dieux les corps, servilement copiés, des hommes et des femmes, même les plus beaux de leur époque. Il confesse donc, sans

  1. Traduites par M. Émile Délerot, avec une introduction de M. Sainte-Beuve, t. II, p. 54.